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Critiques

Marécages

Guy Edoin

par Apolline Caron-Ottavi

Le premier long métrage de Guy Édoin fait figure d’agréable découverte dans le paysage du cinéma québécois, et confirme, après ses courts-métrages (la trilogie Les Affluents), qu’il y a là un cinéaste qui promet. Guy Édoin a choisi pour sa première fiction, tournée sur la terre de ses parents, un sujet bien connu de tous et pourtant peu souvent porté à l’écran : la détresse des agriculteurs et éleveurs. Marie et Jean Santerre (l’évidence du jeu de mots présente d’emblée le film comme une tragédie allégorique) portent leur ferme à bout de bras pour éviter la faillite, réclamant sans cesse et sans ménagement l’aide de leur fils Simon, un adolescent un peu simple, et de plus en plus amer.

À partir de ce simple cadre, les premières séquences annoncent un film politique, soulevant des questions comme le manque d’eau, l’exploitation des agriculteurs, ou la tentation du suicide pour les assurances… mais le film bascule après la disparition de celui qui semblait être le personnage principal, et la suite prend un tournant beaucoup plus psychologique. À partir de là, Guy Édoin se concentre sur la détérioration des rapports familiaux, la relation sans perspective de Marie avec un amant local, et sur la personnalité ambiguë et inquiétante de Simon, qui semble prêt à tout pour faire du profit (quel profit ? C’est l’inconnu qui demeure : garder la ferme à tout prix ? Tout détruire pour pouvoir s’en échapper ?). Le cinéaste isole de plus en plus chacun de ses personnages dans leur silence, tout en les maintenant dans une proximité physique malsaine : les corps sont toujours brusqués les uns contre les autres, sans même avoir le temps d’ouvrir la bouche. La très belle scène de la fête foraine, où Marie s’échappe – enfin seule – du parterre prosaïque en décollant dans un manège, témoigne du fait que l’échappatoire n’est qu’une illusion, un fantasme. Et c’est dans le personnage de Simon, à la fois victime et bourreau du monde qui l’a créé, que le film trouve toute sa violence, et une noirceur sans appel.

C’est aussi là la difficulté de ce genre de fiction « sociale » : où se tenir, que privilégier entre l’histoire individuelle et le drame collectif, sans tomber ni dans le pathos ni dans le pamphlet ? Les premières vingt minutes de Marécages sont si bien menées qu’il peut sembler un peu regrettable au premier abord que le drame familial prenne le dessus par la suite : le drame est peut-être trop réaliste pour aspirer à la tragédie, ce qui rend l’intrigue parfois un peu redondante.

Mais malgré cet alourdissement du scénario, il y a un véritable souffle dans la mise en scène tout au long du film. Notamment grâce à ce talent (rare) qu’a Guy Édoin de condenser la fiction : s’en tenant à quelques acteurs, quelques lieux forts, il fait le choix de l’économie, de la sobriété. Si les dialogues ne sont peut-être pas toujours justes, ils s’en tiennent à l’essentiel et ne deviennent ainsi jamais pénibles ; chaque événement, chaque scène se déroule brièvement, avec dureté. Les tensions et les sentiments entre les personnages sont cernés en quelques plans, avec précision. Et contrairement à bien des cas, les acteurs reconnus qui interprètent Marécages ne semblent pas être tombés au milieu des champs comme un cheveu au milieu de la soupe. Ils ne donnent pas l’impression de « jouer » aux fermiers, et n’ont pas peur d’exercer réellement certains gestes devant la caméra, sans feindre : l’accouchement du veau est ainsi une scène prenante, extrêmement tendue, et parvient à transmettre tout entier l’enjeu de survie qui réside dans cette naissance.

Marécages s’ancre en effet dans le milieu rural avec une dimension charnelle, viscérale, à l’image de ce premier plan, détaché du reste de la fiction, où Pascale Bussières s’enfonce nue dans une étendue de roseaux. La façon qu’a Édoin de filmer sans atours la promiscuité des corps, le voyeurisme, tout autant que le dénuement des paysages ou le va-et-vient des charrues et des pompes à eau dans la terre donne au quotidien de la ferme et de cette communauté en huit-clos le sous-texte d’une sexualité âpre, qui n’est parfois pas sans rappeler certains plans de L’humanité de Bruno Dumont.

 Marécages, film à la fois très affirmé et très fragile, donne ainsi le plaisir cinématographique de découvrir un style en train de se dessiner, un cinéaste en train de s’affirmer, en plus d’être une belle réflexion sur la ruralité, et tout simplement la famille.

La bande-annonce de Marécages:


13 octobre 2011