Maria Chapdelaine
Sébastien Pilote
par Bruno Dequen
Depuis ses débuts, le cinéma de Sébastien Pilote est habité par Maria Chapdelaine. Son adaptation du célèbre roman de Louis Hémon représente à la fois un retour aux sources et l’aboutissement logique d’un cycle de films ancrés dans la réalité régionale du Saguenay-Lac-Saint-Jean. C’est la thèse, corroborée par le cinéaste lui-même, qu’avance Thomas Carrier-Lafleur dans le bel essai qu’il vient de consacrer à Pilote[1]. À de multiples égards, on ne saurait être plus d’accord avec cette affirmation. Qui de mieux que Sébastien Pilote pour proposer une nouvelle adaptation du récit intimiste situé au-delà de Péribonka ?
Dès les premiers plans, l’évidence d’une telle rencontre ne fait d’ailleurs aucun doute. Le classicisme de Pilote ainsi que l’attention méticuleuse portée aux détails font merveille : les jeux de regards dans l’église entre Maria et François Paradis, la distance empruntée des échanges sociaux, une émotion à fleur de peau sur le visage de Maria… Après nous avoir rappelé sa capacité à raconter par l’image, le cinéaste nous plonge de façon mémorable au cœur de la forêt majestueuse et inquiétante qui héberge la terre des Chapdelaine, le temps d’un trajet en calèche au cours duquel la beauté des arbres enneigés fait imperceptiblement place à la fragilité d’une glace qui menace d’engloutir l’avenir de la famille. Dans la lignée de nombreuses adaptations contemporaines, Pilote privilégie le réalisme de la reconstitution et une lecture à la fois fidèle et épurée du roman. Une prise de position symbolisée par la présence de Sara Montpetit dans le rôle de Maria, qui propose une incarnation plus proche de l’âge du personnage mais également plus opaque.
Les cadres soigneusement composés par Pilote et Michel La Veaux mettent de l’avant une vision aussi tellurique que mythique du rapport complexe entre l’habitant et le territoire. L’évolution des saisons, l’imposante lisière de la forêt, le changement de luminosité, la chaleur des jours d’été précédant l’attente du froid mortel des hivers rendent justice à la prose de Louis Hémon et à cette conception si importante du « faire la terre », source infinie d’admiration et d’épuisement pour la mère Chapdelaine. Et les innombrables hommages au plan final du Searchers de John Ford, régulièrement épaulés par la musique de Philippe Brault, visent ouvertement à donner au récit une dimension plus lyrique et mélancolique. Naviguant de façon parfois un peu trop répétée et systématique entre deux pulsions, celle du réalisme et celle du mélodrame, le Maria Chapdelaine de Pilote propose une nouvelle lecture du roman inspirée, et parfois discutable.
Alors qu’Hémon prenait le temps de décrire les conflits intérieurs de Maria, Pilote privilégie quant à lui l’ambiguïté d’un visage aussi émotif que stoïque, presque dénué de voix. Ce choix, tout à fait justifiable pour rendre compte des comportements sociaux de la classe paysanne de l’époque, fait souvent de Maria une observatrice davantage qu’une actrice de son propre récit. Un sentiment renforcé par le fait que le cinéaste consacre davantage de temps au travail manuel et aux routines de la ferme que toute autre adaptation. En apparence, cette lecture met davantage de l’avant la famille Chapdelaine et non plus seulement Maria. Or, ce n’est que partiellement vrai. Dans les faits, les frères et la sœur de Maria sont tout aussi peu esquissés qu’ils l’étaient dans le roman et la mère, superbement interprétée par Hélène Florent, demeure le cœur tragique du récit. À vrai dire, le seul personnage clé qui prend une importance accrue est Samuel, le père. Sous les traits du charismatique Sébastien Ricard, il est une figure imposante dans le film, la caméra n’ayant de cesse de l’observer au travail ou tout simplement ruminer en silence.
À la suite des nombreuses appropriations conservatrices ou nationalistes qui ont été faites du roman, cette nouvelle adaptation évacue totalement les voix intérieures mythiques qui vont permettre à Maria de faire son fameux choix. Nulle « voix du pays de Québec » ici, « qui était à moitié un chant de femme et un sermon de prêtre ». Si l’on sait gré à Pilote de ramener Maria sur terre, il s’agit d’un retour à double tranchant. Sous la caméra du cinéaste, le changement de perspective de Maria est désormais illustré immédiatement après la fameuse confession du père, rongé par le regret d’avoir fini par causer la mort de sa femme, fidèle à son homme malgré sa prise de conscience que celui-ci agissait moins comme un bâtisseur de territoire que comme asocial incapable de vivre au sein de la collectivité. Dès qu’il finit de parler, toute la famille se réunit autour de Samuel, Maria prenant naturellement la position de sa mère, une main sur l’épaule du patriarche. En rendant brillamment hommage aux portraits de famille de l’époque, Pilote exprime par son cadre que le choix de Maria est fait. Elle mènera fièrement la vie de sa mère.
L’enjeu ici n’est certainement pas une idéalisation de la famille traditionnelle québécoise, dont la grandeur résiderait dans une forme de résilience tragique. Bien au contraire, le film démontre avec justesse qu’aucun des choix que peut faire Maria n’est idéal ou même souhaitable. Entre la perspective d’une vie de femme de banlieue économiquement dépendante et celle d’une fermière précaire, son cœur ne semble pas vraiment s’emballer et on la comprend. Sans même parler de l’absence totale de chimie entre Maria et ses deux prétendants aussi inspirants que des agents d’assurance dépressifs. Cependant, là où le roman prenait le temps de décrire les incertitudes profondes de Maria, qui ne pouvaient finalement se résoudre que dans une illumination poétique liée à un attachement profond au territoire québécois, le film ne présente qu’une acceptation immédiate du monologue fortement tourmenté de son père. En jouant la carte de l’ambiguïté, en lui supprimant toute voix intérieure, il est certain que Pilote désirait complexifier le personnage de Maria. Paradoxalement, il en a aussi fait un personnage dont l’ambition de vie ne semble être que le soutien de l’homme. Car si son engagement envers Eutrope demeure à confirmer, une chose est certaine : cette Maria n’existe malgré elle que par et pour son père.
[1] Voir disparaître. Une lecture du cinéma de Sébastien Pilote. Aux éditions L’instant même.
22 octobre 2021