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Critiques

MARIA

Pablo Larraìn

par Ludi Marwood

Dans Jackie (2016) et Spencer (2021), Pablo Larraìn explorait deux icônes féminines du 20e siècle aux destins tragiques. Natalie Portman y interprétait Jackie Kennedy, pendant les quelques jours suivant l’assassinat de son mari, tandis que Kristen Stewart jouait une Lady Di au bord du divorce, rejetée par son mari et la famille royale. Avec Maria, le réalisateur complète sa trilogie de femmes célèbres du siècle précédent en se saisissant cette fois-ci de la figure de Maria Callas, interprétée par Angelina Jolie. La célèbre chanteuse d’opéra gréco-américaine a eu, elle aussi, une vie jalonnée de malheurs. Morte à 53 ans, incapable de retrouver une voix qu’elle avait perdue une dizaine d’années avant son décès, elle laissa derrière elle un monde de l’opéra à jamais endeuillé. À travers ces trois films, le cinéaste observe donc trois figures. Mais surtout, il évoque trois personnages qui ont laissé une trace dans l’histoire contemporaine, au point d’être considérés aujourd’hui comme mythiques.

À nouveau, Larraín choisit de se concentrer sur un moment charnière de l’existence de son personnage. Plongeant in medias res dans le pathos et la décadence, il présente la dernière semaine de la vie de Maria Callas. La chanteuse vit à Paris, dans un grand appartement vide, accompagnée de ses deux employé·e·s (Pierfrancesco Favino et Alba Rohrwacher). Le choix d’ancrer son film dans une période déterminée de la vie de Maria permet à Larraín de détourner les codes conventionnels du biopic. Libéré des contraintes narratives intrinsèques à la reproduction du récit d’une vie entière, le cinéaste peut regarder autre chose : la rencontre d’une figure mythique avec le cinéma, et de la tragédie avec le réel.

Les derniers jours de sa vie, Maria se concentre sur un unique objectif, celui de redevenir celle qu’elle était. La chanteuse met tout en place afin de retrouver sa voix, tant et si bien qu’elle en sombre dans la folie. Impuissant·e·s, ses deux employé·e·s la regardent pleurer, délirer. Iels ne pourront pas la sauver. Si la chanteuse ne parvient pas à consommer sa tristesse et à s’extirper de sa folie, c’est parce qu’elle a perdu pied avec le réel. Dans le monde de Maria, on lui fait à manger, on va la chercher où qu’elle soit. Même lorsqu’elle s’égare dans les rues de Paris, on la retrouve, on s’en occupe, on la chouchoute. Maria la bourgeoise est enfermée dans un luxe qui lui a ôté tout contact avec la réalité prosaïque, ne la contraignant plus à se soucier des contraintes matérielles de son existence. Or, ce luxe est aussi sa prison. Tout ce qu’elle met en place pour tenter de surmonter son désarroi est superficiel, stérile et vain.

Femme en train de hurler de douleur

Cette captation de l’émotion déconnectée de la classe bourgeoise traverse la trilogie de Laraín. Les trois figures choisies par le réalisateur sont des femmes bien nanties et force est de constater que leur tristesse, toute légitime qu’elle soit, comporte toujours une forme de grotesque. En plein désarroi, Jackie essayait une dizaine de robes de soirée, toutes plus luxueuses les unes que les autres, dans les immenses salons de la Maison-Blanche. En colère contre la famille royale, Spencer traversait les longs couloirs d’un manoir ancestral pour aller détruire son beau et onéreux collier de perles aux toilettes. Dans des plans très larges aux travellings très lents, Maria, elle aussi, se lamente. Elle arpente les interminables pièces de son appartement, s’enferme dans son immense dressing pour avaler des comprimés qui semblent amplifier sa démence. Dans ce trop-plein de luxe, le désarroi de la chanteuse en devient presque écœurant, et Larraín parvient parfaitement à restituer d’un même mouvement son désespoir et sa dimension tragicomique.

Une seule manœuvre semble véritablement aider Maria. Tous les après-midi, elle se rend dans une salle de concert vide et y retrouve un pianiste. Ensemble, iels essayent de faire resurgir la Callas derrière la Maria, c’est-à-dire de la faire chanter. Ces scènes semblent toutes désignées pour permettre à Jolie de montrer l’étendue de son talent et d’offrir un aperçu de la méticuleuse préparation qu’elle a dû effectuer afin d’interpréter la cantatrice. Or, Larraín remplace la voix de son actrice par des archives musicales de la véritable Callas, ne laissant, selon ses dires, que 10 % de la performance vocale de Jolie à l’écran. Ainsi coupée de la possibilité de dévoiler le fruit de ses efforts vocaux, Jolie ne peut que faire semblant de chanter et nous sommes contraint·e·s de ne jauger sa performance que par son mimétisme corporel. Tant mieux, car c’est justement là que se situe la vision singulière de Larraín.

Lorsque Jolie chante, son visage, un masque d’ordinaire figé et inexpressif, s’anime. Ses traits se crispent, sa bouche s’ouvre grand, ses yeux s’écarquillent. L’opération frise le ridicule : l’imitation est trop grotesque pour que l’on puisse croire à la gestuelle naturelle d’une cantatrice. Ce qui semblerait être une maladresse est loin d’être une erreur de distribution. La performance maladroite est même en réalité le cœur de la démarche de Larraín. Dans Spencer, Stewart ne parvenait pas non plus à atteindre un parfait accent anglais. Quelque chose sonnait faux, ou pire, mal joué. Lady Di n’en semblait que plus désarçonnée, car son incapacité à parler avec ses propres mots, son propre accent, amplifiait la crise identitaire qui la traversait. Ici aussi, Maria traverse une crise identitaire. Et ici aussi, Jolie ne colle pas parfaitement à ce rôle qui lui résiste. Cette résistance est recherchée par le réalisateur. Larraín se sert des impératifs économiques du biopic, à savoir engager une actrice à fort potentiel commercial qui va offrir une performance travaillée à coup de Method acting, pour en faire finalement un outil au service de sa mise en scène.

L’imitation de Jolie ne pouvait être que ratée, ou du moins imparfaite, car la Callas est un mythe. Par définition, un mythe est plus grand que nature et une actrice seule ne peut pas le saisir. Et c’est justement cet écart entre le mythe et l’humain que la mise en scène de Laraín recherche. C’est dans l’inévitable fossé entre la performance de Jolie et l’aura de la cantatrice que peut surgir la Callas. Ainsi, le spectre de la Callas se superpose à celui de Jolie, apparaissant dans cet écart entre ce qu’elle fut, ce qu’elle n’est plus et ce que Jolie ne sera jamais. Jolie ne pouvait donc pas être la Callas, ne devait pas être la Callas car ce n’était que dans l’échec qu’elle pouvait tenter d’en saisir le mythe, un fragment de cette icône, aujourd’hui déchue.


28 novembre 2024