Mariages
Catherine Martin
par Marie-Claude Loiselle
Un tel film dans notre paysage cinématographique actuel apparaît comme quelque chose de totalement discordant et inexplicable. Comment, diable, une création aussi sobre et à ce point hors des modes a-t-elle pu s’immiscer dans le système de production et en ressortir indemne? Cela tient du miracle, à l’image de l’histoire que Catherine Martin met ici en scène, et prouve une fois de plus qu’un scénario ne renseignera jamais ses lecteurs du moins pas autant que certains le croient sur le résultat final; car ce n’est assurément pas là le «film d’époque» attendu. Nul ne pouvait vraiment deviner l’oeuvre admirable qui en est découlée, simplement parce que Mariages est avant tout un film de mise en scène comme on en voit peu ici.
Au départ, une histoire telle qu’on en raconte dans toutes les familles. De celles qui restent longtemps cachées, secrètes, mais qui persistent néanmoins de façon tenace dans les mémoires des descendants: l’histoire d’une femme qui a payé le prix de s’être abandonnée aux «risques de l’amour». De cette anecdote, Catherine Martin a su tirer une matière onirique singulière, traitée sur le mode de la fable mâtinée d’une légende qu’on devine tirée de tous ces récits fantastiques qui ont longtemps peuplé notre imaginaire. Le fantastique ici n’est cependant jamais filmé de façon éthérée. Il est parfaitement intégré au caractère profondément humain, terrien, de ce qui est montré, comme il pouvait l’être jadis à la vie quotidienne des gens pour qui le monde environnant était chargé d’énigmes et la nature, encore empreinte de mystère et d’une impénétrable majesté. Bien que l’histoire se déroule aux abords du XXe siècle, elle repose en bonne partie sur des structures symboliques millénaires qui avaient perduré jusqu’alors.
La nature ici n’a d’ailleurs rien d’un décor. Des hautes herbes des champs aux feuillages des arbres se découpant sur le ciel, de la rivière qui coule au souffle du vent, elle vit comme sous un nimbe sacré invisible où toutes les formes du monde s’interpénètrent. Tout ce que l’on voit, tout ce que l’on entend, tout ce que l’on sent fait partie d’un grand tout dans lequel le personnage d’Yvonne se trouve totalement immergé. Ainsi le «surnaturel» peut se dissoudre dans le «naturel» puisqu’ils sont mêmes. Ainsi la nature peut se substituer à la mère morte (et à l’amant absent) et devenir un refuge pour Yvonne.
Le symbole de la Terre-mère est une des images primordiales les plus fortes et les plus répandues dans l’histoire des civilisations. Catherine Martin l’exploite remarquablement en usant de tous les moyens à sa disposition, mais toujours subtilement, pour unir cette terre maternelle à la chair du personnage: lumière naturelle, sons, bruissements, murmures sibyllins, tout un univers vibrant de façon presque imperceptible que les accords de violons et d’un violoncelle viendront effleurer sans rien bousculer de cette belle unité. C’est que l’âme de la mère d’Yvonne est là, tout autour, comme le soutient Maria, la femme sage et un peu sorcière (très beau personnage pour Hélène Loiselle) qui est comme une deuxième mère pour la jeune femme. Elle est là aussi dans ces grands vents qui soudainement s’élèvent et semblent venir perturber l’ordre fragile des choses. Cette fusion du naturel et du surnaturel, d’Yvonne avec la terre et la nature comme symboles maternels, est figurée de manière étonnamment limpide par ce plan, au cur de la forêt, d’Yvonne étreignant le corps de la mère morte (qu’elle n’a jamais connue).
Yvonne et Maria entretiennent d’ailleurs une étroite et mystérieuse solidarité avec la terre (natale) pour laquelle on sent un respect presque mystique échappant totalement aux enseignements de l’Église de l’époque. On perçoit dans cette sorte de communauté secrète des femmes (dont fait aussi partie Noémie), dotées de pouvoirs occultes, la persistance d’une culture archaïque qui procurait à celles-ci une certaine liberté et probablement davantage encore dans les sociétés rurales dominées comme ici par les femmes. Mariages s’affranchit du coup des lieux communs sans cesse exploités à l’écran (petit et grand) sur notre passé quant à l’autorité absolue des dogmes du catholicisme officiel sur la vie la plus intime des gens.
La discrète beauté d’un film admirablement ancré dans le monde.
Les baignades répétées d’Yvonne dans la rivière sont alors non seulement un témoignage de cette appropriation d’une possible (quoique difficile) marge de liberté, mais évoquent une fois encore un des rites sacrés les plus répandus depuis des millénaires, celui de l’immersion, qui renvoie autant à une innocence primitive (Yvonne se baigne nue) qu’à une renaissance, une régénération (même dans la religion catholique, l’eau est ce qui purifie). Il y a clairement quelque chose de rituel pour Yvonne dans ce geste, comme si le fait de se plonger dans l’eau lui procurait l’ultime refuge où trouver l’union totale (et sensuelle) jamais partagée avec sa mère, qui avait mis fin à ses jours dans les eaux de cette même rivière.
Ainsi enveloppé par les tumultes feutrés de la nature, indissociables de ceux de l’âme d’Yvonne, le film semble finalement moins s’attacher au drame intime qui tourmente le cur de la jeune femme cet amour impossible entre Yvonne et Charles qui, en principe, est l’élément moteur du récit qu’à saisir la solidarité qui lie le personnage, autant que la réalisatrice elle-même, à tout ce qui l’entoure. Que Catherine Martin pose son regard sur un visage, le jeu de la lumière dans les arbres, le souffle du vent sur un champ ou le corps nu d’Yvonne, elle semble attentive aux moindres détails, ceux que la plupart des gens ne remarqueront jamais, mais qui font pourtant vivre une image à l’écran. Elle capte dans toute sa justesse la simplicité d’une attitude ou du geste le plus quotidien: blanchir les draps, repasser le linge, pétrir le pain, vider un poisson, tisser, se laver. Elle les filme, non pas comme des témoignages d’un temps révolu, mais uniquement pour la beauté de ces gestes qui rythmaient de façon immuable la vie de tous les jours. Ceux-ci se retrouvent alors intégrés eux aussi à ce grand tout qui est simplement celui de la vie. Rien de superflu, rien qui ne soit là sans raison. La mise en scène nette et précise capte ces instants par des plans-séquences qui permettent à l’uvre de faire bloc en convoquant tous les éléments à faire partie d’un espace continu où rien ne paraît jamais isolé ou rapporté. Les rares gros plans ou inserts sur un geste, un objet, un visage, n’en acquièrent alors que plus d’impact. «Ne cours pas après la poésie, écrivait Bresson. Elle pénètre toute seule par les jointures (ellipses)»(1). Rien ne semble pouvoir perturber l’unité formelle et poétique de ce film qui procède par soustraction plutôt que par addition, accumulation, comme trop de films aujourd’hui. Rien si ce n’est que les dialogues, quoique économes, faillent quelques fois par excès de réalisme.
Depuis Nuits d’Afrique (1990) jusqu’aux Dames du 9e (1998), on connaissait Catherine Martin comme une des cinéastes les plus douées de la «relève» éternelle, mais ses courts métrages ne laissaient néanmoins pas présager un premier long métrage d’une telle force tranquille. Mariages est, sans conteste, la plus belle et solide fiction que notre cinématographie a vue naître ces dernières années. Reste à savoir combien de regards suffisamment attentifs, ouverts, capables d’en pénétrer toute la discrète beauté, ce film pourra trouver en ces temps si difficiles pour le cinéma.
1. Notes sur le cinématographe, Éditions Gallimard, 1975, p. 35.
26 mars 2008