Martha, Marcy, May, Marlene
Sean Durkin
par Helen Faradji
À quoi tient la civilisation? Ou plus exactement, qu’est-ce qui nous constitue comme être civilisé? Un gramme d’éducation? Une bonne disposition génétique? Quelques convenances respectées? Des structures sociales rigides? Une belle maison? Et cette civilisation, si elle est acquise, pouvons-nous la perdre et au prix de quels sacrifices pouvons-nous la retrouver? Ce sont ces questions sans réponse que pose intelligemment Martha Marcy May Marlene, première réalisation de Sean Durkin (producteur d’Afterschool - les chiens ne font pas des chats) et petite sensation festivalière sundancienne et cannoise de 2011.
Des questions vastes, et anciennes, que fait surgir un personnage unique et mystérieux, celui de cette fille aux quatre prénoms, échappée d’une secte rurale où elle a été déprogrammée et qui finit par trouver refuge, mais non repères, chez sa sur Lucy. Une fille trouble et sauvage, mais dont le film ne cessera de souligner l’insondable mystère. Qui est-elle? Comment a-t-elle atterri là? Que fuyait-elle? Que trouvera-t-elle? Jusqu’à son nom, flou, pas un élément de cette énigme sur deux pattes ne trouvera résolution, comme s’il s’agissait de souligner par là que n’importe qui, d’où qu’il vienne, qui qu’il soit, peut tomber sous l’emprise d’un leader charismatique et se laisser volontairement priver de sa liberté. Un personnage secret, discret, vierge, dépouillé de tout vernis pour n’être plus que pulsions et instinct mal dirigé et auquel Elizabeth Olsen, heureuse soeur de la fratrie maudite, prête ses traits fins et sa silhouette pataude en la rendant aussi enfantine qu’animale.
Cette division vieille comme le monde, cette opposition primaire, mais essentielle entre la nature et la culture, c’est encore, et peut-être même surtout, la mise en scène de Martha, Marcy, May, Marlene qui la détaille et la précise. Des souvenirs brumeux de la communauté sectaire aux fantasmes d’autosuffisance qui assaillent la jeune fille par quelques flash backs judicieusement amenés à la maison de campagne d’une élégance toute bobo de sa sur, les décors mêmes signifient ce perpétuel tiraillement entre ce désir de liberté absolue et ce besoin de limites qui nous habite tous. Mais avec finesse, malgré un rythme s’alanguissant parfois trop délibérément, le film ne cesse encore de brouiller les pistes entre les deux univers en multipliant scènes de pénombre trouble, clairs-obscurs entêtants et travail sur le son et la musique strident et angoissant pour mieux nous perdre, avec cette jeune fille, dans ce regard sur ce qui au fond constitue réellement l’homme.
Car c’est bien dans sa dimension philosophique, peut-être même plus que dans son regard atmosphérique et dénué de sensationnalisme sur cette histoire narrée de façon presque calme, sereine (et dont d’autant plus glaçante) que Martha Marcy May Marlene parvient à fasciner. Une dimension énigmatique captivante, établissant un état de nature plus fort et plus dangereux que l’état de culture, et que soutient une atmosphère anxiogène constante, faisant rimer l’onirisme duveteux d’une Sofia Coppola période Virgin’s Suicides et le relief presque maléfique d’un Roman Polanski version Rosemary’s Baby tout en adjoignant à ces deux références de sérieux clins d’il aux films d’horreur les plus naturalistes. Mais surtout, un film nébuleux et paranoïaque qui, de son premier à son dernier plan, formidablement ambigus, fait de l’incompréhension un de ses moteurs. Et, ce faisant, ne s’excuse jamais de ne pas dénouer les fils qu’il a lui-même tendus en refusant de se plier aux exigences de la sacro-sainte obsession de tout expliquer qui anime trop de films aujourd’hui. Voilà qui fait grand bien.
1 mars 2012