MASTER GARDENER
Paul Schrader
par Bruno Dequen
« Si Yukio Mishima n’avait pas existé, Paul Schrader l’aurait probablement inventé. » Cette phrase du critique Kevin Thomas à propos de Mishima: A Life in Four Chapters (1985) résume parfaitement l’obsession récurrente du cinéaste et scénariste américain pour les personnages d’hommes torturés, sexuellement refoulés et obsédés par le contrôle qui sont au cœur d’une grande partie de son œuvre. Schrader lui-même a d’ailleurs toujours reconnu avec une pointe d’ironie la justesse de cette affirmation. « Malgré tous mes films, je sais bien que la seule inscription sur ma pierre tombale sera : ci-gît Paul Schrader, scénariste de Taxi Driver », a-t-il ainsi souvent affirmé. Depuis quelques années avec l’amorce de sa Man in the Room Trilogy, il semble toutefois embrasser sans réserve cette identité. En effet, si la grande diversité de styles et de genres explorés à travers sa carrière a pu permettre de nuancer l’attachement exclusif de Schrader à un type de récit, First Reformed (2017), The Card Counter (2021) et Master Gardener sont ouvertement des variations sur un même canevas.
Résumons rapidement la formule Schrader : un homme hanté par son passé vit de façon monastique et compile compulsivement ses réflexions dans un carnet. L’apparent contrôle absolu qu’il tente d’avoir sur son existence est chamboulé par un évènement imprévu et, la plupart du temps, la rencontre avec une femme. Ce qui le mènera vers une quête de rédemption (auto)destructrice aboutissant sur une épiphanie ambiguë. Dans le cas de Master Gardener, cet homme est Narvel Roth (Joel Edgerton), chef jardinier aussi méticuleux que stoïque d’une immense propriété coloniale appartenant à Norma Haverhill (Sigourney Weaver). Ancien criminel suprémaciste devenu un délateur protégé par le FBI, il verra son quotidien réglé au quart de tour bouleversé par l’arrivée de Maya (Quintessa Swindell), la nièce métisse de Norma. Maya traîne avec elle un passé de dépendance et des relations douteuses dont elle peine à se départir. Bien entendu, Narvel va peu à peu se faire un devoir de « sauver » Maya.
« Un bouquet fané ». Le titre de la critique de François Lévesque dans Le Devoir résume assez bien la réception tiède faite au dernier film de Schrader. Après l’engouement critique suscité par First Reformed, le vénérable cinéaste serait-il tombé en mode pilote automatique maladroit ? Dans une certaine mesure, il est indéniable que Master Gardener nous emmène sur un terrain connu, qu’il semble en outre arpenter avec un certain degré de nonchalance narrative. En effet, malgré le potentiel explosif d’une prémisse fondée sur la rencontre entre un ex-Proud Boy et une jeune métisse toxicomane, Schrader refuse d’aborder de front la complexité psychologique et sociale de ces enjeux. Le passé raciste et criminel de Narvel est à peine évoqué par quelques flash-back strictement informatifs et la dépendance de Maya n’est abordée qu’en lien avec son impact sur les actions de Narvel.
Contrairement aux deux films précédents, qui examinaient le tourment mental de personnages souffrant respectivement d’écoanxiété et de choc post-traumatique de tortionnaire, Master Gardener nous maintient à distance de ses personnages. Ainsi, ni Narvel ni Maya ne semblent intéresser tant que ça le cinéaste. La réhabilitation de Narvel est un fait accompli dont Schrader nous épargne le cheminement pourtant probablement ardu. Et ne parlons même pas de la désintoxication de Maya, qui se règle instantanément en jetant des pilules par la fenêtre d’une voiture. De ce point de vue, le film est un miroir inversé des deux autres. Si First Reformed et The Card Counter avaient permis au cinéaste d’utiliser sa formule afin d’aborder judicieusement des sujets brûlants d’actualité, Master Gardener semble simplement exploiter ces sujets au profit de sa formule. Dr. Paul aurait-il supplanté Mr. Schrader cette fois-ci ? Si le scénariste conceptuel et le cinéaste engagé dans son époque se livrent une guerre intestine depuis toujours, la réponse n’est pas simple dans le cas de Master Gardener.
Dans son célèbre ouvrage Transcendental Style in Film, le critique Paul Schrader louait la capacité de son trio fétiche de cinéastes Ozu-Bresson-Dreyer à concevoir un cinéma spirituel. Des trois, Robert Bresson, le cinéaste de « l’emprisonnement et de la liberté », est certainement celui qui a eu la plus grande influence sur Schrader. Le critique évoque en particulier la disparité paradoxale à l’œuvre chez Bresson dans ses scènes finales transcendantes. Une réalisation rendue possible par l’émergence d’une action aussi décisive qu’imprévue et rationnellement incompréhensible, à l’image du célèbre plan final de déclaration d’amour de Michel pour Jeanne à la fin de Pickpocket (Robert Bresson, 1959). Une scène que Schrader n’aura de cesse de reproduire dans ses propres films depuis American Gigolo (1980). S’ils ont abondamment cité son idole, les films de Schrader – hormis Mishima – sont néanmoins toujours demeurés ancrés dans une forme de cinéma narratif classique aux antipodes de la singularité esthétique et de « l’antipathie envers le récit » que le critique admirait tant chez le cinéaste français. Or, c’est justement le contraste entre la matérialité pure du cinéma de Bresson et la puissance transfiguratrice de ses scènes finales qui inspirait tant le jeune Schrader.
Par le dépouillement toujours plus grand de sa mise en scène, la rigidité de ses compositions et la sobriété de ses interprètes, la trilogie que Schrader vient de conclure cherche ouvertement à intégrer davantage les leçons de Bresson, tout en travaillant, comme l’autre maître Ozu, sur un jeu de subtiles variations. De ces variations, la plus notable concerne certainement le personnage de Narvel. Alors que la trame superficielle du film laisse supposer une trajectoire autodestructrice du personnage dans la lignée de ses prédécesseurs, le film déjoue habilement nos attentes en démontrant que Narvel, s’il conserve littéralement son passé tatoué sur sa peau, n’est pas changé qu’en apparence. C’est un homme fondamentalement transformé et dédié à l’horticulture. Tristement lucide mais en paix avec lui-même, il n’est pas la bombe à retardement à laquelle la formule Schrader nous a habitués. Même son idylle naissante pourtant improbable avec la jeune Maya ne suscite quasiment aucune tension dramatique. Outre le fait qu’elle est, fait rare chez Schrader, totalement consensuelle, tout problème potentiel (son passé, ses tatouages, leur différence d’âge, sa dépendance envers la tante Norma) est désamorcé aussitôt qu’exposé. Ainsi, il n’est étonnant que de nombreux textes aient souligné la surprenante douceur du film.
L’angoissé et angoissant Schrader aurait-il enfin trouvé une forme d’apaisement ? Certes, il ne tombe pas dans les affres du désespoir, mais il serait plus juste de dire que le regard du film se situe davantage dans l’œil du cinéaste que dans celui du scénariste cette fois-ci. Appliquant la méthode Bresson, Schrader se soucie moins de logique narrative que du potentiel iconique de plans nourris de paradoxes. À l’image de cette Norma (Desmond?), probable héritière d’une famille d’esclavagistes jamais mentionnée mais que son statut de propriétaire/prisonnière d’une demeure somptueusement abîmée par le temps et sa propension à s’habiller en vêtements d’époque ne font que surligner constamment. Ou encore de ce fameux jardin aussi soigneusement entretenu qu’enveloppé d’une grisaille automnale apparemment permanente. À la question du rapport actuel de l’Amérique au racisme et à son passé colonial, Schrader ne répond rien pour une fois. Mais il nous laisse avec un plan final inoubliable, nourri d’une insoluble disparité paradoxale enfin assumée. Parfaitement cadré au centre de l’image, un ex-suprémaciste et une jeune métisse (interprétée qui plus est par une actrice queer), dansent en silence et en harmonie comme un archétype de couple des années 1950 sur le porche… de leur maisonnette rappelant les cabanes d’esclaves… située dans un jardin dont ils ne pourront jamais sortir.
8 juin 2023