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Critiques

Maudite poutine

Karl Lemieux

par Gérard Grugeau

Le romancier Hector Bianciotti aujourd’hui disparu avait coutume de dire que l’art de la littérature est de dire les choses sans les nommer. C’est un peu ce que l’on ressent devant le premier long métrage de Karl Lemieux, cofondateur du collectif Double Négatif et auteur de plusieurs courts expérimentaux qui ont marqué notre paysage (Motion of Light, Passage, Mamori). Bref, on sent dans Maudite poutine, une volonté assumée de raconter autrement et d’envisager le cinéma avant tout comme une matière sensible qui se sculpte à l’envi. Notamment, une façon de faire naitre un état d’engourdissement proche parfois de l’hypnose. Tourné en 16 mm dans un noir et blanc somptueux, le film est ça et plus encore, soit une plongée envoutante dans un magma sensoriel de sonorités et de textures d’images qui frictionnent à la frontière du visible et de l’invisible, donnant à la fiction une profondeur inusitée, et créant comme une déchirure dans le réel, à l’image du drame qui prend feu sous nos yeux.

D’emblée, avec ces effets de clignotement et un son qui creuse, Maudite Poutine flirte avec l’esthétique d’un cinéma structurel, réfractaire à toute narration classique, qui cherche à déstabiliser la vision. Pourtant, le film va déployer un fil narratif, certes ténu mais soucieux de la figure humaine. Un fil qui va s’attacher à la destinée de deux frères, Vincent (Jean-Simon Leduc, découvert dans L’amour au temps de la guerre civile de Rodrigue Jean) et Michel (émouvant Martin Dubreuil), qui s’étaient perdus de vue et qui, à l’occasion de leurs retrouvailles, devront se sortir d’un sombre engrenage pour survivre à une histoire de vol de came et de vengeance du crime organisé. Situé près de Kingsley Falls, le film prend ainsi des allures de western rural sur fond de faits divers sordides et de paysages industriels anxiogènes où se côtoie le monde impitoyable des motards et une jeunesse désoeuvrée. Entre le village et ces lieux à l’architecture oppressante, dont l’usine où travaille Vincent, le récit multiplie les déplacements au gré des routes de campagne, que la caméra emprunte maintes fois dans le sillage des personnages alors que la nature défile, griffée par les nappes musicales aux intensités variables d’une bande sonore aussi flottante que tonitruante.

Omniprésente, la musique l’est (Vincent prépare un démo avec son groupe pour percer dans le milieu) ; et elle se veut un personnage à part entière, le sas obligé au travers duquel le récit ouvre, se délite, se déconstruit, pour induire une expérience hallucinée du sensible et entrainer le spectateur dans une coulée indomptée qui happe son regard et intensifie les sensations. Au détour des plans, l’abstraction rode parfois entre ombre et lumière, motifs planants ou convulsifs. Et c’est dans ces saillies intermittentes que Maudite poutine se charge d’une puissance d’expression hypnotique. Karl Lemieux est un chercheur de formes, doublé d’un grand sculpteur d’ambiances, et il sait faire trembler la matière, faire vaciller la fiction. On pense notamment au David Lynch de Lost Highway, ou à « la météorologie fragile » d’un Philippe Grandrieux, mais les racines du film (voir le titre) sont bel et bien d’ici, ancrées ans une culture underground locale pétrie de tous les métissages. Sans doute aussi parce que le cinéaste, originaire de la région, se nourrit au passage du territoire de son enfance et des folles rumeurs qui y circulaient.

Pour ce qui est de la narration, toute laconique qu’elle soit avec ses ellipses et ses dialogues lacunaires, elle trouve son chemin vers l’affect en privilégiant la pudeur pour approcher cette relation d’amour entre deux frères. Par les atmosphères créées et la seule présence des comédiens, un réel sentiment d’empathie prend corps face à un monde interlope incarné par un Robin Aubert des plus convaincants. En bout de ligne, l’humiliation viendra à bout d’une fragilité masculine difficilement conciliable avec cet univers viril à la violence tétanisante. Davantage traité dans sa dimension plastique que psychologique, ce qui est à mettre au crédit du cinéaste, le récit trouvera son point d’acmé lors d’une séquence en flash-back où le feu aura raison des inconsolables de ce monde. Réunissant les deux frères par-delà la mort, Karl Lemieux sait donner à cette séquence toute la force dramatique nécessaire aux terrifiantes tragédies du quotidien. Il faudra au final l’envol des oies blanches dans le ciel tourmenté au bord du fleuve pour que celui qui reste trouve à atténuer sa douleur, pour que la lumière emporte la suie.

La bande annonce de Maudite poutine


26 janvier 2017