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Critiques

MAY DECEMBER

Todd Haynes

par Sylvain Lavallée

Depuis Far From Heaven (2002), Todd Haynes est revenu souvent au mélodrame, avec Mildred Pierce (2011) et Carol (2015) notamment, un genre lui offrant le canevas idéal pour explorer ce qui demeure l’idée centrale de sa carrière : comment nos identités, fluides et mouvantes, se heurtent aux constructions de genre, de sexualité, de classe, imposées par une société conformiste. May December s’inscrit dans la lignée de ces œuvres, mais, dès la première image du générique, le cinéaste nous place dans une position incertaine, en jouant d’un contraste appuyé entre un joli papillon aux couleurs pastel et une musique lourdement dramatique, menaçante, surgissant de façon abrupte (ce qui n’est pas sans rappeler l’ouverture du Blue Velvet de David Lynch). Cela annonce certes le mélodrame en soulignant certaines de ses caractéristiques : l’excès musical, le thème d’une belle apparence cachant un drame latent, l’introduction d’une métaphore, assez clichée d’ailleurs, de renaissance. Mais du même geste, Haynes se distancie du genre, tant nous sentons une volonté de pointer les codes plus que de les emprunter.

Le pastiche de Far From Heaven pointait déjà vers une théâtralité assumée, venant relever le caractère fabriqué des conventions sociales, le fait qu’il s’agit d’une performance à maintenir sur une scène permanente : Haynes s’intéresse à des personnages, des femmes surtout, qui n’arrivent pas, ou ne veulent plus, participer à cette mise en scène de soi, ou qui ne parviennent plus à concilier leurs désirs privés avec la façade publique exigée. May December pousse plus loin cette qualité théâtrale, tout en se penchant plutôt sur des protagonistes sûres d’elles-mêmes, ou du moins dont la confiance découle d’un aveuglement, d’un refus de regarder honnêtement leurs vies pour ne pas risquer qu’elles s’effondrent sous leurs pieds. C’est sans doute ce qui justifie le ton plus distant, plus ironique, comptant une part d’humour assez inhabituelle chez l’auteur, qui semble nous inviter à observer les divers personnages pour déceler ce qui tient de la performance sociale, à guetter les moments où elle craque pour laisser percer ce que l’on préférerait garder pour soi.

Le récit débute avec l’arrivée dans la petite ville de Savannah d’une actrice, Elizabeth (Nathalie Portman), s’immisçant dans la vie de Gracie (Julianne Moore), qu’elle devra interpréter dans un film basé sur sa vie : elle vient enquêter pour comprendre cette femme qui, il y a vingt ans, a entretenu une relation amoureuse adultère avec un adolescent de treize ans, Joe, maintenant devenu son second mari, avec qui elle a eu trois enfants (dont deux lorsqu’elle était en prison). Gracie apparaît tour à tour naïve et manipulatrice, trop innocente et sincèrement amoureuse pour comprendre pourquoi sa relation fait scandale, et en même temps son désir de contrôle se révèle peu à peu comme étant une façon non seulement de se protéger de l’opprobre qu’elle subit, mais aussi de ne pas confronter la nature particulière de son mariage. Loin de dévoiler le personnage pour qui « elle est vraiment », ou d’opposer bêtement une surface d’apparat à une vérité sous-jacente plus hideuse (comme le contexte de la banlieue a souvent été utilisé), le scénario vise plutôt à empêcher toute certitude, à préserver une part d’ambiguïté à propos d’un personnage difficile à saisir.

Femme dans l'ombre regarde un homme

Far From Heaven et Carol portaient sur des couples incapables de vivre leur amour en toute liberté, mais dans May December Haynes rend vite cette question secondaire, d’abord parce que la relation au centre du récit apparaît de plus en plus toxique, emplie de non-dits et de silences inconfortables, ensuite parce qu’avec Elizabeth nous nous demandons plutôt qui est Gracie (et dans une moindre mesure Joe), comment l’interpréter (au sens de performer comme de décoder). D’où l’importance de l’actrice, May December se présentant comme une enquête sur la mise en scène de la vie quotidienne, pour reprendre le titre d’un ouvrage-phare d’Erving Goffman, qui avait popularisé l’idée de la vie en société comme une forme de théâtre. Lors d’une scène des plus brillantes, Elizabeth nous livre son interprétation de Gracie, dans un plan soutenu où elle semble s’adresser directement à la caméra (en fait à son miroir), et aussi impressionnante soit la transformation, présentée comme une forme d’extase pour l’actrice, qui pense avoir enfin compris son personnage, Haynes laisse planer un doute : Elizabeth a beau imiter à la perfection les gestes de son sujet, reprendre son zézaiement, a-t-elle réellement réussi à capturer sa vérité intérieure, à devenir Gracie comme elle le souhaite ?

Si le cinéaste en profite pour se moquer, au passage, des dérives du Method acting, de cette quête d’un réalisme psychologique qui passe par la plus fidèle copie de la réalité, il cherche surtout à rappeler qu’il ne s’agit que d’une interprétation, justement, un point de vue possible, et que l’altérité, par définition, nous sera toujours inaccessible. La forme éclatée de I’m Not There (2007), avec ses divers·e·s acteur·rice·s jouant plusieurs facettes de Bob Dylan, renvoyait à la même idée : Haynes y opposait la posture des critiques, qui essaient de fixer le musicien dans une identité définie et immuable, avec l’esthétique de son propre film, faisant de la multiplicité et de la métamorphose la meilleure manière de traduire un individu sans le trahir. Elizabeth échoue finalement de la même manière que ces journalistes, ou que celui de Velvet Goldmine (1998), en cherchant à tout prix une réponse définitive, simpliste, à une question qui n’en a pas.

May December condense ainsi la carrière de son auteur autour de la figure de l’acteur·rice, pour mettre en avant-plan la notion de performance : cela n’est pas étonnant de la part d’un cinéaste qui a souvent utilisé le pastiche et la citation, qui a lui-même interprété à travers le sien le style d’autres réalisateurs, et qui s’est souvent penché sur des musicien·ne·s, des artistes dont le métier d’interprète n’est pas si éloigné de celui de l’acteur·rice. Il y a bien là une dimension réflexive – d’autant plus que Portman doit jouer Moore comme Elizabeth avec Gracie, personnage d’ailleurs inspiré par un fait divers ayant fait la manchette aux États-Unis dans les années 1990 – mais comme toujours chez Haynes, aussi intellectuelle soit sa démarche, aussi complexe soit le jeu référentiel (notons ici au moins The Go-Between, 1971, de Joseph Losey, à qui il emprunte sa trame sonore signée Michel Legrand), il s’agit de penser ces enjeux en les inscrivant dans un drame existentiel. C’est-à-dire qu’il ne cherche pas à déconstruire la matière filmique, mais bien à exposer ce théâtre quotidien dans lequel nous vivons tous et toutes, à travailler les émotions, les angoisses qui surgissent lorsque nous questionnons le lien entre nos comportements extérieurs et la vie intérieure qu’ils expriment (ou non).

Alors même si la mise en scène de Haynes cultive une forme de distanciation, de décalage, c’est pour en même temps mieux mettre en valeur ses interprètes, au centre de son cinéma plus que jamais : Moore et Portman sont particulièrement remarquables, mais aussi Charles Melton dans le rôle de Joe, le personnage le plus proprement mélodramatique, un enfant prisonnier d’un corps d’adulte, qui semble pendre conscience subitement que sa vie est en train de lui échapper. L’auteur ne se renouvelle certes pas avec ce dernier opus, mais nous y retrouvons toute son intelligence et sa sensibilité, avec un brin plus de cruauté qu’à son habitude, mises au service d’une sorte de film-somme qui nous confirme qu’il demeure l’un des cinéastes les plus importants du moment.


17 novembre 2023