Medium Cool
Haskell Wexler.
par Bruno Dequen
Décidément, 2013 est une année bénie pour les amateurs de cinéma américain des années 1970. Quelques mois à peine après avoir dévoilé de superbes éditions de Two-Lane Blacktop (voir notre critique ici) et de Badlands, Criterion offre le même traitement royal à une autre pépite de cette période fertile : Medium Cool d’Haskell Wexler.
Premier – et meilleur – film d’un grand directeur photo qui avait commencé sa carrière comme caméraman documentaire (pour le Salesman des frères Maysles, notamment), Medium Cool demeure une œuvre majeure et l’une des premières tentatives réussies de « film hybride ». Contrairement aux deux films cités précédemment, qui continuent de fasciner par l’incroyable cohérence de leurs visions singulières, Medium Cool donne constamment l’impression d’être une série d’accidents de parcours. En effet, Wexler multiplie les pistes et les changements de ton, passe de la pure fiction au documentaire, du naturalisme au psychédélisme, du drame social au reportage politique. Tout semble permis dans ce film qui doit une fière chandelle à Godard et qui, plus que toute autre œuvre de l’époque, nous plonge au cœur des tensions sociales d’une Amérique qui s’était soudainement réveillée de son rêve capitaliste. Tourné quelques mois après les assassinats de Martin Luther King et Robert Kennedy, Medium Cool figure un pays déboussolé, au bord de l’explosion.
L’impression persistante – et très godardienne – de voir dans Medium Cool un film en train de se faire n’est pas une illusion de l’esprit. À l’origine, ce film devait être un drame naturaliste adapté d’un roman portant sur un enfant pauvre. Étant donné son passé de documentariste, les producteurs se disaient probablement qu’ils avaient sous la main le projet parfait pour un jeune directeur photo. Une sorte de On the Waterfront 2. Or, à peine de retour de repérages dans sa ville natale de Chicago, Wexler, qui était déjà impliqué auprès des mouvements activistes, détourna totalement le projet pour le transformer en une exploration des tensions raciales et sociales à l’œuvre dans une ville électrique. Même s’il conserva le personnage d’un enfant issu d’un milieu défavorisé, il décida de prendre pour personnage principal un caméraman (interprété par Robert Forster), afin de réfléchir aux conséquences et aux paradoxes mêmes de l’acte de filmer. Comme si ça ne suffisait pas, il modifia finalement tout son plan de tournage à la dernière minute lorsqu’il fut confronté aux émeutes générées par les primaires démocrates.
L’un des principaux intérêts de Medium Cool est donc historique. Wexler y donne la parole à de véritables activistes, démonte le fonctionnement des reportages télévisuels, filme – en se faisant passer pour une équipe documentaire – une ville en état de siège. La montée de la contre-culture (première apparition à l’écran des Mothers of Invention de Zappa), l’exploitation et le cynisme des médias et l’éveil politique des déshérités dressent un état des lieux passionnant des États-Unis de 1968.
Toutefois, si ce film demeure encore d’actualité et continue d’être une source d’inspiration, c’est avant tout grâce à l’intelligence de son travail sur la contamination de la fiction par le documentaire. Au-delà de l’audace dont a fait preuve le cinéaste en plaçant son équipe – et ses acteurs – au cœur d’évènements réels, le génie de Medium Cool est de délaisser progressivement son récit fictionnel pour donner la parole au réel. Tout commence par de simples digressions. Le récit s’interrompt pour laisser parler de véritables activistes noirs. La caméra traîne de plus en plus dans les rues et accumule les plans descriptifs. Une stratégie qui se concrétise lors de la séquence finale. La quête fictionnelle d’une mère à la recherche de son fils est mise en scène en plein cœur des émeutes, et Wexler n’a de cesse de faire le va-et-vient entre le faux drame de son personnage et la violence bien réelle de la situation. Or, ce parti-pris, aussi réussi soit-il, aurait pu faire du film une œuvre un peu trop moralisatrice. Une sorte d’apologie de la conscientisation sociale au détriment des petits drames individuels. C’est alors que le grand frère Godard vint à la rescousse. Dans ses derniers moments, Medium Cool ne se contente plus de digresser, mais vient au contraire totalement dynamiter l’illusion fictionnelle. Au final, Wexler nous rappelle que toute image est une (re)présentation, et que le plus important est d’avoir le courage de filmer ce qui importe – quel que soit l’origine de son projet. Inutile de dire qu’il est impossible de ne pas penser à ce qu’un tel cinéaste aurait pu faire de notre fameux printemps érable…
La bande-annonce de Medium Cool
26 juillet 2013