MEGALOPOLIS
Francis Ford Coppola
par Alexandre Fontaine Rousseau
On oublie généralement qu’en 1997, Francis Ford Coppola a réalisé l’adaptation d’un best-seller de John Grisham – alors roi et maître du thriller juridique beige se vendant comme des petits pains chauds dans les aéroports du monde entier. On l’oublie, forcément, parce que The Rainmaker était tout au plus compétent : le genre de film qui fait ce qu’il a à faire, comme il faut, avant de s’effacer peu à peu de la mémoire. On pourra dire ce qu’on veut sur Megalopolis – et, croyez-moi, il y a énormément de choses à dire sur le nouveau Coppola – mais ce n’est rien de tout cela. Ce n’est pas un film qui fait les choses « comme il se doit ». À la limite, ce n’est pas un film « compétent » – certainement pas, du moins, au sens classique du terme. Mais, contrairement à The Rainmaker, ce n’est pas non plus un film que l’on oubliera de sitôt. C’est là sa qualité première.
Megalopolis, c’est du gros cinéma : grossier et grotesque à la fois, constamment sur le point de s’effondrer sous le poids démesuré de sa propre folie monstrueuse. Ou peut-être, plutôt, s’effondre-t-il dès le premier plan pour s’amuser par la suite dans les ruines de sa propre démesure. Qu’importe, au fond ? Il suffit d’une simple image pour comprendre que les tendances baroques de Coppola, frôlant le rococo, seront ici poussées à leur extrême limite. Ses amplis, comme le veut le proverbe, vont jusqu’à 11. Pour poursuivre sur cette lancée musicale, personne ne joue ici sur la même note. Chaque apparition de Shia LaBeouf à l’écran, plus improbable que la précédente, repousse les bornes du ridicule, à un point tel que l’on ne sait plus exactement si le film cultive un second degré, ce qui est presque suffisant pour éclipser la prestation complètement délirante de Jon Voight, parfaitement déliquescent en espèce de caricature aphasique de Donald Trump. Tout ce qu’il faut savoir au sujet du personnage incarné par Aubrey Plaza, c’est qu’il se nomme Wow Platinum. D’ailleurs, l’actrice semble déjà jouer dans la parodie du film dans laquelle elle tient ici la vedette.
Au beau milieu de tout cela, Adam Driver s’efforce à servir de pôle magnétique vers lequel toutes les énergies contradictoires du film circuleraient ; c’est tout à son honneur qu’il y arrive ne serait-ce qu’un tant soit peu, livrant ses répliques souvent surréalistes avec un semblant de mesure qui paraît d’autant plus insolite que le personnage qu’il incarne est censé représenter la mégalomanie folle de toute cette entreprise. Driver tient ici le rôle de Cesar Catalina, un inventeur de génie aux ambitions monumentales cherchant à redessiner la cartographie même du réel afin de l’adapter à ses visions utopistes ; il a découvert un matériau miraculeux allant par-delà les lois de la physique, au grand dam des gens qui voudraient que le monde continue de tourner comme il tourne habituellement. Vous trouvez ce synopsis décousu, un peu trop flou à votre goût ? Attendez de voir le film lui-même : ça se corse.
Megalopolis est une courtepointe cauchemardesque d’idées et de pistes narratives dont la résolution importe peu, une fresque grandiose de laquelle des personnages soi-disant importants disparaissent au détour d’une pirouette de montage incongrue. Pour une raison ou pour une autre, on oublie constamment que Dustin Hoffman joue dans ce film. C’est un péplum de science-fiction rétrofuturiste aux tendances orgiaques qui donne une bonne idée de ce à quoi aurait ressemblé le cinéma de Cecil B. DeMille si ce dernier avait eu accès au LSD. C’est Godfrey Reggio et le Baz Luhrmann de Romeo + Juliet valsant au beau milieu d’un New York transformé en Rome des temps modernes. Les liens humains unissant les personnages les uns aux autres n’y ont à proprement parler aucune consistance, aucune crédibilité ; chacun est une figure mythologique empêtrée dans une toile de références à peine voilées. Cesar est évidemment César. C’est Frank Lloyd Wright et Robert Moses. Il cite Shakespeare. C’est aussi, sans contredit, Francis Ford Coppola célébrant de manière ostentatoire sa propre folie des grandeurs.
C’est peut-être là que le bât blesse vraiment. Megalopolis, comme déjà Tetro (2009), fait l’apologie de ce fantasme complètement caduc du grand artiste dont le talent incommensurable ferait de lui l’égal d’un dieu. Dans cette métaphore politique, les masses sont toujours plébéienne et la critique des élites est nécessairement nimbée d’une aura de complicité, ou du moins de familiarité suspecte. Il s’agit, autrement dit, d’une parabole sociale manifestement née de l’esprit d’un homme ayant vendu ses trois vignobles afin de pouvoir la mettre en scène – un geste certes louable, voire admirable, qui permet aussi de remettre les choses en perspective. Megalopolis est terrifié par la dérive fasciste du monde, mais lui-même habité par ces tendances. Coppola en est sans doute conscient. Après tout, il a déjà adapté les écrits du philosophe roumain Mircea Eliade avec Youth Without Youth (2007).
Il n’en demeure pas moins que son film souffre, au bout du compte, de cette espèce de décadence intrinsèque nourrissant sa conception même du sublime. L’ogre Coppola n’a jamais tout à fait la présence d’esprit de se remettre en question. Il est trop occupé à asseoir sa suprématie sur la matière filmique elle-même, allant jusqu’à briser la barrière de l’écran dans un geste visant à brouiller la frontière entre le théâtre et le cinéma, le réel et la fiction – un autre coup d’éclat démesuré, une autre affirmation totalitaire de sa toute-puissance relevant du génie autant que de la bêtise au cœur d’un film ne sachant pas s’exprimer par d’autres moyens. Sa représentation de l’intelligence humaine, qu’il cherche à célébrer, paraît aussi ridicule que son envie de transformer le Madison Square Garden en Colisée où une sosie de Taylor Swift ferait monter les enchères sur sa propre pureté virginale.
Si tout cela vous paraît idiot, c’est que ce l’est dans une vaste mesure. Dépourvu de toute subtilité et pourtant nébuleux quant à ses visées réelles, Megalopolis se déploie avec toute la finesse d’un concert de marteaux-piqueurs ponctué de deux ou trois détonations de dynamite. Même face à la rumeur voulant qu’il s’agisse d’un délire d’envergure pharaonique, le film de Coppola arrive à surprendre, plaçant la barre toujours un peu plus haut. Cette symphonie, déraillant dès les premières mesures dans la cacophonie, s’amuse aux dépens de la retenue et du bon goût. Voilà pourquoi on ne s’ennuie jamais en regardant le film, bien qu’il paraisse parfois interminable. Megalopolis, à défaut d’autres choses, nous gave constamment d’images improbables et jubilatoires.
La convention veut que la critique détermine, au bout du compte, si un film est « bon » ou « mauvais ». Mais la question me paraît ici sans intérêt. La vie est trop courte pour ne pas aller voir Megalopolis en salle, pour ne pas le subir dans toute sa grandeur. Pour ne pas l’embrasser, dans toute son absurdité colossale. Pour ne pas le rejeter, dans le même élan qui nous force à l’admirer. En ce sens, Coppola relève son pari, peu importe quelle était son intention à l’origine. On termine le film la pupille dilatée, l’esprit confus, en hurlant qu’il « l’a fait ». Ne me demandez pas d’en dire plus. Ne me demandez pas de faire sens de tout cela. Parfois, il faut savoir s’admettre vaincu. C’est aussi ça, le cinéma.
27 septembre 2024