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Critiques

Melancholia

Lars Von Trier

par Apolline Caron-Ottavi

Dans Antichrist, Lars von Trier s’embourbait dans une fable pénible, parfois douteuse, et d’autant plus agaçante que la mise en scène était brillante et le sujet fascinant. Quelque chose manquait, ou était de trop (à l’image de cette référence pompeuse à Tarkovsky en ouverture), pour atteindre véritablement des ambitions que l’on devinait sans bien les cerner. C’était en réalité la mélancolie qui pointait derrière ce sentiment de pourriture et cette volonté de destruction (tant des personnages que du cinéaste), sans que l’on puisse dire encore qu’il s’agissait de cela. Il revient cette année avec un film qui est peut-être son chef d’œoeuvre, Melancholia, où il fait enfin de cette mélancolie son sujet à part entière.

Le jour de son mariage, organisé en grandes pompes par sa sœur Claire et son époux, Justine est la première à signaler la disparition d’Antarès dans le ciel, masquée en réalité par une planète, Melancholia, qui s’approche de la terre. Dès lors, elle sombre dans la mélancolie, ayant – seule – la certitude que le monde est sur le point de disparaître. Elle le sait, et elle a raison. La mégalomanie de Lars von Trier trouve enfin un sujet à sa mesure, la fin du monde. C’est cette forme de l’excès qui fait la force de Melancholia. Au fond, Lars von Trier ne prend rien au sérieux, et c’est qui lui permet de donner une véritable gravité à son film : en nous faisant écouter rien de moins que Tristan et Iseult de Richard Wagner, en étant nihiliste jusqu’au simplisme, à l’image de cette phrase de Justine, si caricaturale qu’elle en fait sens, « la terre est mauvaise ». Lars von Trier se comporte en fin de compte comme son héroïne : il envoie tout balader, puisqu’il n’y a rien à perdre (c’est comme cela qu’on peut comprendre son coup d’éclat grotesque sur Hitler, qui lui a valu d’être expulsé du festival de Cannes). Comme le disait si bien Gérard de Nerval, « la mélancolie est une maladie qui consiste à voir les choses comme elles sont ». Lars von Trier ne cherche pas de détours subtils pour nous renvoyer à la morosité de notre époque : il en fait une métaphore extrême, mythologique.

Après la lente exposition d’un monde pourri par l’égoïsme dans la première partie du film, celle du simulacre de mariage (intitulée « Justine »), vient le tour du jugement dernier dans la seconde partie (« Claire »), où le huis clos se resserre sur les personnages centraux, alors que la planète Melancholia s’approche. Cette division, et le film dans son entier, s’articulent autour des deux actrices, la panique de l’une et la résignation de l’autre, et de leur beauté à chacune, aussi antithétiques que celles du soleil et de la lune. Kirsten Dunst mérite son prix d’interprétation même si au premier abord sa performance est moins spectaculaire que celle de Charlotte Gainsbourg. Mais le défi à relever est énorme : incarner la mélancolie. Elle y parvient formidablement, en se constituant au fur et à mesure du film un masque de plus en plus figé, absent, fermé, rappelant ces visages que l’on croise dans les instituts psychiatriques… Lars von Trier transmet à Justine son cynisme, ce sentiment ambivalent entre le dégoût et l’extase envers la vie. Extase qui leur font tous deux, après avoir rejeté et méprisé le monde entier, considérer avec tendresse le seul être à préserver : l’enfant. Guidé par Justine, Lars von Trier acquiert  une forme de sagesse et de sentimentalité inhabituelle face à cet enfant, qui aussi discret qu’il soit, est le point de mire de tout le film.

Le portrait de la mélancolie est complet : le rejet, l’autodestruction, la lycanthropie, la terreur, puis dans la seconde partie du film l’abandon de soi, la cruauté et enfin l’indifférence, tous ces états résultant d’une hyper lucidité. Sans oublier les grandes figures esthétiques de la mélancolie, du cheval enragé à la vanité, ici représentée par les catalogues d’art de l’élite sociale (notamment le tableau de Brueghel qui ouvre le film, souvenir du Solaris de Tarkovsky). Mais Lars von Trier réactualise surtout le sens premier, antique, de la mélancolie : non pas un état dépressif et stérile, comme on peut parfois l’entendre aujourd’hui, mais au contraire un état nécessaire en vue d’un dépassement, pour appréhender à neuf le monde. Chez Lars von Trier ce serait un appel à faire le deuil de notre époque pour passer à un nouvel état du monde. Cette perspective expliquerait pourquoi ceux qui ont perçu le film ainsi en ressortent, non pas abattus et pessimistes,  mais étrangement soulagés.

Au moment de Cannes, de nombreux critiques avaient déjà souligné les échos frappants entre Melancholia et The Tree of Life de Terrence Malick. On retrouve dans ces deux films le même vertige entre le macrocosme et le microcosme, le même appel au cosmos et aux temps immémoriaux pour renvoyer l’homme à son humilité, et également le même conflit entre le mythe et la science… Un autre point commun entre les deux films est ce retour à une forme monumentale, réhabilitant le spectaculaire cinématographique. Le dernier plan de Melancholia est l’une des plus grandes déclarations de cinéma que l’on ait vu depuis longtemps. Le plaisir immense de cette expérience, cathartique et proche du sublime, suffit à nous hanter bien plus que tous les discours…

La bande-annonce de Melancholia:


10 novembre 2011