MEMORIA
Apichatpong Weerasethakul
par Carlos Solano
À la fin de Cemetery of Splendour, Jen (Jenjira Pomgpas) ouvrait grand les yeux devant un tas de ruines. Le film s’achevait ainsi, par l’image d’une flagrante sidération, sorte d’éveil démesuré opposé à l’étrange endormissement collectif des militaires. Memoria commence exactement là où la fin de Cemetery of Splendour avait laissé les choses : par le plan d’un éveil, celui de la silhouette noire de Tilda Swinton, provoqué ici par l’irruption soudaine et brutale d’un son. De film en film, « Joe » Weerasethakul organise des liens étroits entre le sommeil et l’éveil. Le premier s’oppose à l’inaction, le rêve étant la condition de possibilité de la mémoire : un personnage s’endort pour mieux se souvenir ; c’est le souvenir qui permet de construire une mémoire collective. Vertus politiques du sommeil. Peut-être que l’éveil de Tilda Swinton, le plan par lequel s’ouvre Memoria, comme celui qui achevait Cemetery of Splendour, est-il celui du surgissement d’une prise de conscience, sorte de frappe sensible par laquelle un corps se dresse et se met (enfin) en mouvement. Basculement important dans l’œuvre du cinéaste, trajet inverse à celui de ses précédents films : le sommeil n’est plus un état politique à atteindre – principe qui structure son œuvre -, sorte de suspension devant un monde où il n’est plus permis de s’arrêter ; ici, l’endormissement est interrompu dès le départ, touché par une puissance sonore qui l’excède, le trouble, l’interdit. Hantise digne d’un grand film d’horreur : si on ne peut plus dormir, comment se souvenir, comment accéder à nos vies antérieures ?
Ainsi, la prémisse scénaristique de Memoria, qui en un sens aurait pu s’appeler Insomnia (et pour cause, puisque le projet surgit des crises d’insomnie dont Joe a lui-même souffert), est simple : un corps (à peine un personnage, tellement on en sait peu sur lui), Jessica (Tilda Swinton), entend des sons, un grondement provenant du centre de la terre. Fidèle à un principe récurrent, Weerasethakul construit son film comme une traversée. Une première partie, d’abord, relativement narrative et rationnelle. À Medellin, ensuite à Bogota, Jessica tente de trouver une explication à l’étrangeté dont elle est atteinte. Elle consulte un spécialiste du son, Hernan, explore les plantes et les insectes, contacte une archéologue (Jeanne Balibar), persuadée que le son qui altère son sommeil provient d’une souffrance ancienne. La première partie de Memoria multiplie les indices, erre dans les rues de Medellin, regarde (et écoute) de près et de loin, en soi et ailleurs. Question d’échelle, tournant important : Joe tourne pour la première fois loin de la Thaïlande, déracine le regard sur la réalité politique d’un pays qu’il connaît bien, peut-être trop, décide d’établir le décor de son nouveau film en Colombie. Il s’y installe dès 2017, documente les luttes en cours, explore la jungle amazonienne, cadre l’inconnu.
La première partie surprend par un ton distancié et égaré, parfois tremblant (la caméra à l’épaule est un geste inhabituel chez ce cinéaste), par des raccords elliptiques où l’on passe de la morgue aux archives de la Bibliothèque nationale. La deuxième, réminiscence de la première, écho aux autres films de Weerasethakul, pénètre dans la jungle amazonienne et contient des moments immédiatement bouleversants. Un exemple qui fait trembler, difficile à décrire : Jessica retrouve le fantôme d’Hernan changé en pêcheur. « Dors», lui ordonne-t-elle, injonction qui semble également s’adresser à nous. Pendant un laps de temps qui paraît impossible à déterminer, le corps d’Hernan git allongé sur l’herbe, les yeux grand ouverts, inconscient ou mort. Un corps hors de soi, détaché de lui-même, gazeux. Il rêve éveillé, il se souvient, il voit (une vie antérieure ?). Dans les coordonnées du cinéma contemporain, cette séquence possède le potentiel politique d’un manifeste : non pas une image de la mémoire, mais l’image d’un corps qui a une mémoire. Un désaveu de cinéma, l’atteinte d’une limite (est-il vraiment possible de filmer la pensée ?).
Et c’est donc là, dans cette jungle, à travers ces deux corps physiquement liés, main dans la main, unis par l’écoute éveillée et partagée d’une souffrance accumulée, qu’une mémoire collective commence à émerger sous la forme d’une lointaine résonnance, enracinée dans la longue histoire des choses non-dites, des massacres qu’on ne peut pas nommer et qui ont pourtant une multitude de récits. S’ils sidèrent autant qu’ils inquiètent, ces sons, ces cris du passé, inscrits dans la trame de l’indicible mais de l’écoutable, s’ils nous font trembler, c’est qu’ils résistent à se désigner comme tels et qu’ils se confondent, peut-être, avec la fulgurance d’une prise de conscience capable d’échapper à la raison. C’est qu’ils épousent au contraire les formes de la pure sensation, du mystère, du vertige. Car au fond, mais vraiment au fond, qu’y a-t-il de plus indésignable que la prise de conscience des souffrances de ceux et celles qui, un jour, nous ont précédés ?
20 mai 2022