MEN
Alex Garland
par Jean-Charles Ray
Devant la fenêtre d’un appartement londonien, un homme tombe depuis un balcon vers les pavés ; dans un champ de la campagne anglaise, le vent souffle et répand au sol les akènes d’un pissenlit. Deux chutes parallèles, l’une du côté du fait divers, l’autre de celui de la nature archaïque, deux manifestations d’une graine qui se dépose en vue d’une effroyable floraison. Ce que Men, le nouveau film d’Alex Garland, étudie de près, c’est justement ce motif de la germination, ses échos et ses origines : à travers le prisme de l’horreur folklorique, il réfléchit habilement le cycle de reconduction de la masculinité toxique et de sa violence.
Le film suit Harper (Jessie Buckley) partie en villégiature dans un petit village après la mort de son mari abusif James (Paapa Essiedu). Malgré les plaisanteries pesantes de son logeur Geoffrey (Rory Kinnear), elle trouve néanmoins un moment d’évasion dans la nature redécouverte, la pluie, le vent, les feuilles… Aux antipodes de la lumière d’un orangé sanglant baignant les souvenirs de sa relation toxique, Harper se trouve dans un environnement au vert saturé ; mais cette opposition chromatique pointe aussi vers une complémentarité. La violence est prête à ressurgir dans ce cadre paisible.
Un tunnel abandonné servira de transition vers la fable : Harper y joue avec l’écho et tisse ses éclats de voix en une musique, mais ce chant solitaire et intime éveille quelque chose dans l’ombre et une silhouette se dresse. La nymphe fait face au satyre. Dès cet instant, dès cette confiscation d’un moment qui n’appartenait qu’à elle, Harper se voit hantée par une figure implacable : chaque nouvel homme qu’elle rencontre est incarné par l’acteur Rory Kinnear et représente un aspect de la violence masculine. Du propriétaire intrusif au vicaire en passant par le policier indifférent et le jeune garçon agressif, tous reflètent avec une inquiétante familiarité les traits de l’Homme qui s’est éveillé dans les bois, nu et couvert de scarifications et de feuillages.
Ce dispositif de récurrence dérangeant donne lieu à de saisissantes prestations de la part de Jessie Buckley et Rory Kinnear, la première répondant toujours avec une grande justesse aux multiples personnifications proposées par le second. Dans une danse sociale qui se confond avec un jeu de chat et de souris, les hommes s’approchent, tantôt subtilement, tantôt brusquement, et Harper s’esquive, repousse, détourne et évite ces assauts répétés. Cette multitude de masques habillant une même individualité concentre aussi le jeu référentiel et symbolique du film : sa tension s’articule avec sa charge symbolique. Derrière ces hommes invasifs, il y a un Homme, un être mythique venu de la nature sauvage et dont l’autel païen se trouve encore dans les églises. Le jeu autour de l’incarnation des personnages par un même acteur transpose cinématographiquement la thématique d’une force archaïque transcendant les époques.
Harper est en permanence cernée par l’Homme aux multiples visages : elle ne peut manger une pomme sans que l’Homme-propriétaire ne souligne la dimension biblique du geste, elle ne peut écrire à une amie sans que l’Homme-mari ne lise ses messages, elle ne peut évoquer la mort de ce dernier sans que l’Homme-vicaire n’insinue qu’elle en est responsable… C’est une toile d’oppression faite de remarques malsaines, de présences imposées, de gestes déplacés qui se tisse autour de la protagoniste : elle ne sait pas si son mari s’est suicidé ou est tombé en tentant de s’introduire chez elle, elle ne sait pas ce que lui veut l’homme nu qui la suit, elle ne sait pas comment garder Geoffrey à distance… mais toujours Il est là. Une graine a été plantée sous la peau de l’Homme et propage ses rhizomes.
C’est la grande force du film d’articuler astucieusement ses multiples strates. Le home invasion moderne s’ancre dans la tradition de l’horreur folklorique britannique, le travail de deuil de la protagoniste se confronte à une société infectée par la masculinité toxique… ces fils se tendent et nous enserrent sous une pression croissante et implacable. C’est que la graine de la violence se retrouve partout : l’Homme qui persécute Harper, la force primordiale dans laquelle se mêlent les figures mythiques de l’Homme Vert et de Sheela-Na-Gig, est aussi avide que fertile. Il a toujours été là, hantant les bois et les églises, habitant chaque homme qui participe à cette culture de violence. Il allonge des lianes étouffantes autour de celle qu’Il veut posséder. En cela, Garland réinvestit la claustrophobie sociale propre à l’horreur folklorique en la libérant de son isolement : le folklore n’est plus circonscrit à une communauté autarcique, il devient une fable symbolisant la société en général.
Lors d’une scène ouvrant le dernier arc du film, l’Homme se dévoile et révèle sa nature, ainsi que le piège dans lequel il a enfermé Harper. Il cite le sonnet mythologique de Yeats consacré au viol de Léda par Zeus transformé en cygne, à l’origine de la naissance d’Hélène de Troie : « Un frisson dans les reins engendre le mur brisé, le toit et la tour en flammes, et la mort d’Agamemnon. » Il conclut : « Je suis le cygne. » C’est ici que se nouent l’héritage des mythes et le propos social du film. L’Homme qu’affronte Harper est une pulsion de violence originelle qui imprègne les hommes, mais Il est aussi l’initiateur du masque féminin sans cesse apposé sur la protagoniste. Il a « décidé » qu’Harper était une femme charnelle. L’Homme se dit sous l’emprise de son « pouvoir » séducteur quand il l’enferme en réalité dans son propre fantasme. La scène se déroule dans une salle de bain aux murs rouges, face à un miroir. L’Homme s’y regarde, regarde Harper s’y refléter. Il la plaque contre la glace pour la violer, mais elle se dégage en le poignardant. Dans cette mise en abyme de la trajectoire du film, Harper est reflétée, happée, plaquée dans une psyché masculine qui la contraint à un rapport conflictuel gouverné par la menace phallique. Mais, contrairement à un rape and revenge classique, Harper dépasse la simple réappropriation de la violence, cette dernière restant inefficace sur le long terme. Harper se défend, mais l’Homme revient toujours.
Cette reconduction de la violence se dénoue dans une scène longue et grotesque où l’Homme s’engendre lui-même au fil d’une série d’accouchements sanglants. Le film s’appesantit ici sans doute dans l’effusion d’horreur corporelle, mais c’est pour mieux nous faire ressentir l’écœurante monotonie du retour de la violence masculine. La scène est lourde, grossière, épuisante, mais c’est justement ce jusqu’au-boutisme qui traduit cinématographiquement le dépassement accompli par la protagoniste. L’Homme pleure, hurle, saigne et se déchire. Harper, elle, se détourne, observe, patiente, laisse l’Homme à son tourment auto-infligé jusqu’à voir émerger l’origine et la conclusion de cette généalogie morbide.
La fin du film intrigue par son apparente maladresse. Elle ouvre à des lectures moralisatrices, voire masculinistes, en laissant notamment le dernier mot à l’Homme. Cependant, les derniers moments du film semblent moins reposer sur les propos énoncés que sur l’interrogation du regard apposé sur une protagoniste qui a choisi de se taire. Harper s’est dégagée de la psyché masculine comme du miroir contre lequel elle était plaquée. Elle a argumenté et combattu en vain, opposant à l’Homme ses propres armes. Elle l’a vu tout endurer et se reproduire lui-même, tourmenté par des désirs et des souffrances qu’Il s’inflige lui-même. Cela ne la concerne plus. L’Homme a décidé qu’elle était un objet de désir, elle a décidé de ne plus être un reflet dans le regard d’un autre et l’abandonne hors champ.
31 mai 2022