Menashe
Joshua Z Weinstein
par Charlotte Selb
À la séance de questions-réponses suivant la projection de Menashe au festival New Directors / New Films en mars dernier, l’acteur principal, Menashe Lustig, raconta au public comment la première du film à Sundance fut sa première expérience de grand écran : pas seulement sur, mais aussi devant. Dans sa communauté juive ultra-orthodoxe de Borough Park, en plein cœur de Brooklyn, le cinéma est interdit et fait aussi peu partie de la vie quotidienne que les journaux séculaires ou les téléphones intelligents. Autant dire que l’introduction de caméras dans cet univers fermé et, pour toute personne non hassidique, mystérieux, constitue un évènement en soi, et un terrain d’exploration intéressant en termes de représentation culturelle. En situant l’action de son premier long métrage de fiction à Borough Park, le réalisateur américain Joshua Z Weinstein échappe heureusement aux pièges de la curiosité et de l’exotisme, s’intéressant davantage aux émotions et à la psychologie de ses personnages qu’à leur mode de vie. D’emblée, le spectateur est plongé dans le quotidien de la communauté (la plus grande de son genre hors Israël), et le cinéaste se garde bien d’expliquer chaque coutume ou d’insister sur des traditions souvent caricaturées par le passé au cinéma.
Bénéficiant de l’expérience documentaire de son auteur, Menashe est sans doute le premier exemple de mumblecore yiddish, avec une forte influence du réel sur la fiction tant dans son esthétique que son mode de production. Largement interprété par des acteurs non professionnels appartement à la communauté représentée, le scénario s’est construit autour du casting, et non le contraire. C’est en rencontrant Lustig, comédien juif hassidique, que Weinstein s’inspire de son histoire personnelle pour imaginer l’action de son film : l’acteur avait perdu la garde de son garçon après la mort de son épouse, les enfants des communautés ultra-orthodoxes devant grandir avec un père et une mère. Le Menashe fictif, qui refuse de se remarier immédiatement, se bat pour récupérer son fils Rieven, placé chez un oncle suite à le décision d’un rabbin. Ce rabbin a cependant autorisé le jeune garçon à vivre exceptionnellement chez son père pendant une semaine, parenthèse durant laquelle Menashe et Rieven vont tant bien que mal tenter de reforger des liens.
Commis d’épicerie pauvre et maladroit, Menashe ne possède rien de ce qu’un homme bien devrait avoir, selon le rabbin : « une bonne épouse, une bonne maison, de la bonne vaisselle ». Sa rébellion n’est ni violente ni passionnée. Il ne désire pas dénoncer l’injustice des préceptes qui lui sont imposés, simplement passer plus de temps avec son fils et faire le deuil de sa femme avant de se plier à un (autre) mariage arrangé. Le ton du film évite également l’indignation et le pathos, se tournant plutôt vers une forme d’humour doux-amer, élément essentiel de tout bon film juif. Oscillant entre comique et mélancolie, Menashe est, dit-on en yiddish, un « schlimazl », un malchanceux dont tous les efforts pour prouver son aptitude à élever un enfant ne font qu’aggraver sa situation. Cette trame ultra-classique pourrait aisément tomber dans la caricature, mais l’authenticité du jeu des interprètes, servie par une caméra vive et toujours au plus près des visages, confère aux personnages des nuances véritablement inattendues. En particulier, la délicatesse du rapport père-fils trouve un nouveau registre d’émotion dans cet environnement ultra-codé : entre tendresse et honte, Rieven ne sait que faire de ce père excentrique qui n’arrive pas à trouver sa place dans un monde aux règles devenues aussi rassurantes pour l’enfant qu’étouffantes pour l’adulte. C’est peut-être en dehors des appartements exigus, dans les rues mêmes du quartier singulièrement résistant à la gentrification galopante, que Menashe et Rieven pourront partager des instants de bonheur, main dans la main autour des feux de joie de Lag Ba’omer.
24 août 2017