MÈRES PARALLÈLES
Pedro Almodóvar
par Carlos Solano
Le franquisme traverse de part en part et de façon très singulière l’œuvre d’Almodóvar, à la fois sous forme de critique frontale (La Mauvaise Éducation en 2004) ou d’immense contrechamp (tous les films réalisés pendant la Movida). Toutefois, la question de la mémoire historique, celle des disparus durant le régime de Franco, n’avait pas encore fait très exactement l’objet d’un projet de film. Almodóvar a pourtant produit en 2018 l’indispensable Le Silence des autres d’Almudena Carracedo et Robert Bahar, documentaire sur la loi d’amnistie approuvée en 1977 qui interdit le jugement des crimes franquistes. Par ailleurs, il a transmis le témoignage de l’aviateur disparu Virgilio Leret Ruiz dans Culture contre l’impunité (2010), court métrage troublant, film-manifeste cosigné avec Javier Bardem et Maribel Verdu (entre autres) sur la mémoire des disparus en Espagne – deuxième pays au monde après le Cambodge comptant à ce jour le plus grand nombre de personnes assassinées non retrouvées. Le débat politique autour de la mémoire historique n’est pas nouveau au sein de la société espagnole, bien qu’il soit d’une brûlante actualité depuis l’exhumation (récente) du corps de Franco.
Mères parallèles s’inscrit donc dans la racine d’une préoccupation politique et historique, dans un contexte précis où l’Espagne refuse, plus que jamais, de faire face à son passé. Deux femmes célibataires et enceintes, Janis (Penelope Cruz, solaire) et Ana (Milena Smit, moins rayonnante que Cruz) font connaissance à l’hôpital le jour de leur accouchement. Mélodrame oblige, il suffit d’un simple échange et le destin s’occupe du reste : elles se recroiseront presque par hasard et découvriront que leurs enfants ont été échangés à la naissance. En parallèle, ou plutôt en arrière-fond, se développe une autre histoire : une histoire de généalogie, celle de la mémoire historique, portée par Janis qui cherche à déterrer les fosses de son village et à réhabiliter la mémoire de sa famille à l’aide d’un archéologue, père de son enfant.
Si l’imbrication des trames peut paraitre forcée, invraisemblable et tout aussi arbitraire qu’une mise en scène devenue par moments paresseuse, illustrative et rapide (le numérique épouse assez mal les plasticités et les couleurs almodóvariennes, leur donnant un look publicitaire, une laideur que la pellicule parvenait à exalter dans ses premiers films), Mères parallèles révèle sa force et son sens ailleurs. Non pas dans la façon qu’a la grande histoire d’encadrer littéralement la petite et la petite de s’insérer dans la grande, mais dans la manière dont les disparus viennent hanter les corps présents, ceux-là même que le franquisme avait effacés et que le cinéma d’Almodóvar avait réinjectés dans l’imaginaire collectif : le corps différent, le dissident sexuel, le travesti, le corps gay, trans, lesbien, le corps décomplexé, indiscipliné, somme toute antifranquiste. Dans Mères parallèles, Julieta Serrano, Penelope Cruz, Rossy de Palma, emblèmes profonds, symboles instantanés de la transition d’un régime totalitaire vers un régime monarcho-démocratique, négocient et se frôlent, sur des registres différents, à la mémoire des corps disparus et oubliés que l’Espagne contemporaine, polarisée et de plus en plus conservatrice, refuse de rétablir et faire apparaitre. Chez Almodóvar, le corps est politique parce qu’il est chargé de mémoire, qu’il parle biologiquement et généalogiquement au nom des corps qui ne sont plus là, une dimension que Mères parallèles aborde sous le prisme de la maternité, entendue ici non pas comme une affaire privée et individuelle mais comme un événement plus vaste qui amène à revaloriser la transmission, la responsabilité généalogique, la vérité historique.
Mères parallèles reste en cela un film-événement dans l’œuvre d’un cinéaste consacré dont le style tend progressivement vers une certaine gravité, un sérieux solennel où l’humour indécent n’a plus vraiment sa place ou, au mieux, la force qu’il a pu connaître ailleurs. En voilà une chose habituelle chez Almodóvar, l’absence de pudeur. Ici, de façon ponctuelle mais fidèle à son style, Almodóvar fait fi de pudeur lorsqu’il filme, dès la deuxième séquence et de façon grossière, deux corps faisant l’amour alors que le plan précédent le suggérait déjà très bien (une fenêtre ouverte filmée depuis la rue, un rideau emporté par le vent, au loin le son des gémissements). L’impudeur almodóvarienne est dysharmonique, c’est l’image de trop, celle qui vient briser la subtilité, c’est la vulgarité, c’est sa marque de fabrique. Or, si elle possédait une véritable vocation critique dans ses premiers films, un (mauvais) goût sain pour la provocation (Alaska urinant sur le visage d’Eva Siva dans Pepi, Luci, Bom et autres filles du quartier), Mères parallèles vient confirmer le basculement progressif d’Almodóvar vers un classicisme peu inspiré, parfois très didactique, où la complexité d’une souffrance collective et nationale se transforme ici en leçon d’introduction, en projet relativement consensuel et étonnamment sage où rien ne détonne. À l’exception du dernier plan du film, tout aussi grotesque qu’incroyablement touchant de justesse (y participe la musique d’Alberto Iglesias, capable d’épouser le rythme des plus beaux mélodrames classiques), Mères parallèles se prête rarement au jeu du contrepoint et du décalé, privilégiant un scénario dont la puissance ne trouve aucune forme d’épanouissement dans la mise en scène. Donnant vite l’impression d’avoir être labélisée par le gouvernement en place, Mères parallèles possède cela dit son importance dans le cinéma espagnol mais échoue dans l’expression d’une colère politique qu’Almodóvar a pu, par ailleurs et souvent, manifester dans la presse espagnole.
11 février 2022