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Critiques

MES PETITES AMOUREUSES

Jean Eustache

par Ludi Marwood et Alexandre Ruffier

Mes petites amoureuses, second et dernier long métrage de fiction de Jean Eustache, déroule la vie de Daniel, enfant puis adolescent, dans les années 1950 : la fin de l’école à Pessac, dans le village de sa grand-mère, les jeux dans les champs avec les ami·e·s, le début d’intérêt pour les copines. Puis, un jour, sa mère vient le récupérer, l’emmène en ville, à Narbonne, ne l’inscrit pas au secondaire, le force à travailler dans un garage et ne s’occupe plus de lui mis à part pour lui reprocher leur vie misérable. Laissé à lui-même, Daniel découvre alors les garçons avachis au café ou sur leurs motocycles, l’alcool, les cigarettes, les coups de drague ou les quatre cents coups, bref la vie de presque enfant forcé à grandir. À l’heure de la redécouverte du film de Eustache, certains gestes esthétiques proposés sont intemporels, d’autres seconfrontent à notre regard contemporain, rendant parfois difficile l’entrée dans le film.

Comme tous les films de Eustache, Mes petites amoureuses s’inspire de la vie du cinéaste. Ce dernier est cependant clair sur un point, il n’est pas Daniel et Daniel n’est pas lui. Selon cette approche semi-biographique, le film cherche la frontière entre souvenirs et fantasmes, alternant rêveries et réalité, parfois au cours d’une même scène. Par exemple, lorsque Daniel apprend qu’il part pour Narbonne, il se retrouve dans un train, sans la moindre transition permettant de donner un contexte à la situation.  Deux garçons et une fille un peu plus âgé·e·s que lui entrent dans la cabine. Les deux garçons commencent à embrasser la fille, à la toucher sous son chemisier, sous sa robe. Daniel observe la scène, passif, gêné. Sur le quai, il croise le regard de la fille, ou d’une autre qui lui ressemble. Il s’en va sans la saluer. Le lendemain, sa grand-mère l’emmène à la gare, sans que l’on sache s’il s’agit du même voyage ou d’un autre trajet. Cette construction ambiguë du récit se répète tout au long du film, cultivant le trouble. Il est souvent impossible de déterminer si un événement se déroule dans la réalité ou dans l’esprit de Daniel. Le montage abrupt, fondé sur de courtes scènes autonomes, séparées par des fondus au noir indiquant des ellipses aux durées imprécises, crée un sentiment d’incertitude. Ces procédés nous plongent avec subtilité à la fois dans l’esprit d’un homme retraçant au présent ses souvenirs d’enfance – le contemporain du cinéaste se confondant au passé du personnage, les pantalons pattes d’éléphant côtoyant les voitures des années 1950 – et dans l’esprit d’un jeune adolescent catapulté dans une nouvelle vie où l’anticipation et les fantasmes éveillés prennent autant de place que le réel dans un quotidien au rythme d’enfant.

3 garçons sur un vélo avec fille qui marche à côté

Ce rythme est cardiaque, à deux temps. Les scènes génériques d’un parcours initiatique alternent avec la découverte de la sexualité et plus spécifiquement du rapport aux femmes ; les premiers baisers, les premières dragues et les premières frustrations. Ces scènes oscillent comme le reste du film entre rêve et réalité. Si ce procédé évoque efficacement les tensions inhérentes à la psyché adolescente, les images proposées heurtent davantage notre regard de nos jours. Lors de la scène du train, la fille pelotée par les deux garçons ne souffle pas un mot. Si le film ne la montre pas non consentante, il ne lui donne pas non plus la parole ou une quelconque agentivité. La jeune fille fait acte de corps, lequel est modelé et touché, surmonté d’un visage inexpressif. Rétrospectivement, on comprend que la scène représente sans doute un fantasme teinté d’un certain malaise dans la tête de Daniel. Cependant, avant d’être un tout raccroché aux séquences, elle se reçoit dans son unité, en tant que scène, en tant qu’images, en tant que corps dominé capté entre deux corps dominants. L’affect teinte involontairement les images, rend notre réception du film difficile et diminue notre désir de suivre le parcours de Daniel. Même si ces images peuvent être interprétées après coup à l’aune de la subjectivité du jeune personnage, il n’en reste pas moins qu’elles charrient sur le moment certain clichés misogynes face auxquels il n’est pas toujours simple de faire la part des choses.

Malgré tout, il serait injuste d’accuser le regard de Eustache de complaisance envers les scènes de violence. Ses personnages sont observés, c’est tout. La caméra capte ce réel troublé. Placée frontalement devant les acteurs·rice·s elle s’invisibilise, observant le monde sans marquer sa présence, cherchant la neutralité du regard cinématographique sans juger. Dès la scène d’ouverture dans l’église, la sexualité de Daniel est montrée comme prédatrice, par son mouvement de bassin contre le corps d’une camarade. Daniel fantasme sur les filles sans avoir le courage de leur parler et se met donc à les agresser. Eustache ne cherchera pas à excuser ces comportements, mais n’essaiera pas non plus de les dissimuler. Par son regard neutre, il montre la conception de la masculinité de son époque sans l’encenser. L’ami de Henri, le patron du garage, interprété par Maurice Pialat, le dit bien à Daniel : « Tu seras comme nous, toujours un pauvre type. »


8 août 2023