Mia Madre
Nanni Moretti
par Gérard Grugeau
À deux reprises dans Mia Madre, Margherita, cinéaste angoissée en plein tournage, demande à ses comédiens de se détacher de leur rôle parce qu’elle veut les sentir exister à côté de leur personnage. Si cette proposition prend des airs de petite leçon de cinéma, au même titre que les reproches que la réalisatrice adresse à un caméraman qui cadre de trop près les affrontements sociaux, se faisant ainsi complice de la brutalité des forces de l’ordre contre les ouvriers, elle entre aussi en résonance avec le profond désarroi qui habite l’héroïne du dernier opus du grand maitre italien. Comment trouver sa juste place dans la vie ? Comment être dans un vrai rapport aux autres et trouver la bonne distance ? Comment la vie et le cinéma s’interpénètrent-ils, se fécondent-ils ? Autant de questions graves qui traversent d’un bout à l’autre Mia Madre, un film qui campe constamment sur la crête de l’émotion avec une délicatesse infinie et s’avère la quintessence de l’art morettien, soit l’expression décantée d’une œuvre aussi riche qu’indispensable à notre compréhension du monde. Car loin de tout narcissisme grossier, le cinéma de Nanni Moretti, qui filme volontiers à la première personne (Journal intime, Aprile), nous donne régulièrement des nouvelles du bien commun et du vivre ensemble. En cela, entre drame et comédie, il nous est indispensable avec ses joies, ses rêves, ses colères, ses élans brisés et ses accablements, Le bilan ici est lourd à plus d’un titre, et pourtant, la vie reprend ses droits au final. Demain est déjà là.
Les désillusions et l’errance sont au cœur de Mia Madre. Il y a bien sûr l’appréhension de la perte que représente pour Margherita et son frère Giovanni la mort annoncée de leur mère, Ada (Moretti a perdu sa propre mère au moment du montage de Habemus Papam, son précédent film). Comparée à ce frère parfait et complice, qui est aux petits soins pour la malade, Margherita est à côté de sa vie; elle se sent coupable et inadéquate sur tous les plans, d’autant plus qu’elle vient de rompre avec son compagnon et que le tournage de son film vire au cauchemar à cause du comédien principal (John Turturro) qui cabotine à souhait sur le plateau. Si Mia Madre émeut autant, c’est que le film, dépressif et âpre de par le sentiment d’urgence qui le travaille, est une chambre d’échos aux mille nuances où se répondent les thèmes morettiens en une multitude de reflets diffractés. Comme dans Le caïman (la colère anti Berlusconi en moins), on retrouve ici le film dans le film sur fond de séparation de couple et de crise politique. Comme dans Habemus Papam, la dérive intérieure de Margherita renvoie aux déambulations dans Rome du pape démissionnaire qui renonce à sa charge et laisse le pouvoir en vacance. Une image que le film reprend d’ailleurs ici sur un versant plus dramatique puisque la fugue fantasmée d’Ada, quittant le centre hospitalier en chemise de nuit, pourrait bien être le signe avant-coureur de sa toute prochaine disparition. De la même façon, Mia Madre sonne l’heure des bilans et rarement la solitude lasse d’un personnage n’a-t-il autant dit notre époque et sa déroute : les couples qui éclatent, la crise de l’emploi et l’arrogance du néolibéralisme, le sentiment diffus que le cinéma d’auteur ressasse ses clichés, qu’il ne parle plus à la conscience des gens et n’arrive plus à influer sur le corps social, la perte de sens, la dictature du faux et l’impuissance ressentie face une réalité devenue plus diffuse et indéchiffrable.
Même si le scénario de Mia Madre a été écrit à plusieurs mains, Moretti est partout dans ce film, son image démultipliée . Avec ses doutes, ses humeurs et ses carences affectives, Margherita a tout de l’alter ego, mais Giovanni, le frère, qui s’est mis en disponibilité de son travail pour être auprès de la mère, pourrait bien être aussi une sorte de double apaisé du cinéaste (Moretti interprète d’ailleurs le rôle), un ange gardien qui, en se repliant sur la sphère privée, se choisit et lutte pour la seule chose qui importe à ses yeux en ces temps sombres, à savoir veiller sur ceux que l’on aime. La grande faucheuse rode, elle est déjà là tapie dans l’ombre, mais le vide cruel qu’elle laissera derrière elle pourra être partagé et comblé. Car, entre le monde des vivants et celui des morts, l’Autre – et les petits cailloux qu’il a semés dans la vie de chacun – continuera d’exister et d’entretenir une flamme commune. Aussi bien les anciens élèves d’Ada en visite à Rome que sa petite fille Livia, à qui cette ancienne enseignante aura légué l’amour du latin qui structure la pensée, vivront dans le souvenir de cette transmission de la connaissance, un autre thème cher à Nanni Moretti. Structurer la pensée, cultiver l’esprit de logique : une humble bouée de sauvetage pour faire front ensemble et mieux endiguer le délitement généralisé.
On le sait, avec sa franche dérision et son humour décalé, le cinéma de Moretti est tout sauf nostalgique et cynique. Au-delà des non dits et des maladresses, des torrents d’amour circulent pudiquement entre les personnages de Mia Madre, formant une lame de fond irrépressible qui s’insinue partout, entre rêve et réalité, passé et présent. Jamais la mise en scène du cinéaste n’a, nous semble-t-il, laissé advenir une telle liberté, une telle porosité entre les niveaux de conscience et les couches de réel. À l’image de l’inondation dans l’appartement de Margherita et de la file de cinéphiles devant un cinéma que remonte l’héroïne en croisant les êtres marquants de sa vie (dont elle-même jeune fille), les glissements opèrent naturellement dans un temps présent d’affliction où les états émotionnels innervent le récit en se bousculant, en se télescopant à l’envi. Margherita est le moteur de ce lâcher prise apparent de la mise en scène qui l’isole souvent dans le cadre. Autour d’elle, tout se disloque, se délite alors que la partition lancinante d’Arvo Pärt avance comme une vague. Mais à l’issue du chemin chaotique, une embellie l’attend. Dans le bureau de l’enseignante disparue où s’empile tout le savoir du monde, un champ / contrechamp réunit la mère et la fille. Sur un sourire embué, demain prend forme. Margherita s’est réconciliée avec elle-même. Sa mère continue de vivre en elle, la protégeant de la confusion du monde. Porté par les deux regards frémissants de Margherita Buy et Giulia Lazzaribni, la séquence nous tire les larmes, comme si le film se vidait d’un coup d’un trop plein d’émotions contenues. Peut-être aussi parce que l’on sent les comédiennes exister en tant qu’êtes humains à côté de leur personnage respectif, solidaires dans la perte, confiantes en la vie, Un doux apaisement parcourt alors l’écran comme un frisson.
La bande annonce de Mia Madre
23 juin 2016