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Critiques

Michael Kohlhaas

Arnaud des Pallières

par Philippe Gajan

« Parce qu’au fond, qu’est-ce que le film que j’ai fait? (…) des êtres vivants, des animaux, des paysages, et une histoire qui est une histoire morale. (…) des personnages qui sont taraudés par une histoire morale. Et je crois que le western c’est que ça.» – Arnaud des Pallières

Un western donc. De grands espaces, la beauté sauvage et monumentale des montagnes des Cévennes, Mads Mikkelsen le guerrier silencieux (ou le méchant dans la franchise James Bond) en jeune Clint Eastwood (ce qu’avait demandé le cinéaste à sa directrice de casting), une chevauchée héroïque… Le décor est planté. Maintenant, il faut l’histoire morale, elle est empruntée à Heinrich von Kleist (La Marquise d’O) : au XVIe siècle, un marchand de chevaux, prospère et intègre, est victime d’une injustice perpétrée par le seigneur local. Il va d’abord user de tous les moyens légaux à sa disposition pour exiger réparation. Lorsque sa femme est brutalement assassinée, il prend le maquis et lève une armée qui va ravager la contrée.

Révolte, rébellion, terrorisme…

Après Hadewijch de Bruno Dumont en 2009 ou Les chants de Mandrin de Rabah Ameur-Zaïmeche en 2012, un troisième cinéaste français important, Arnaud des Pallières, livre à son tour un grand film sur une figure historique dont la geste vient résonner très fortement sur le contemporain : révolte, rébellion, terrorisme… à l’ère des Indignés, de Occupy, des printemps arabes ou des étudiants… Si chacun des trois cinéastes adopte une posture particulière, propre à son cinéma, il n’en reste pas moins qu’ils nous proposent tous un cinéma résolument naturaliste et, surtout, surtout, politique. Et deux d’entre eux le font par l’entremise du film historique et de figures de justicier (Mandrin et des Pallières), porteuses à la fois de l’histoire et du mythe.

Arnaud des Pallières (Parc, Adieu, Poussières d’Amérique), cinéaste peut-être plus rare et plus difficile à cerner que les deux autres, n’est pas le moins passionnant. À la fois austère et sublime, son film magnifie les luttes de Kohlhaas mais surtout les aborde dans toute leur complexité. Arnaud des Pallières se refuse manifestement au pamphlet ou à endosser les habits du moraliste. Ni Luther ou Montaigne, encore moins Lafontaine, il nous adresse une histoire morale mais se refuse à nous faire la morale. C’est toute l’ambiguïté et la force du film, et ce jusqu’à la dernière seconde. Déchiré entre sa foi et sa soif de justice, Kohlhaas mène une croisade tout d’abord personnelle qui se double progressivement d’une croisade politique. Est-il dès lors possible que la douleur d’un seul vienne cristalliser et porter les aspirations de tout un peuple? Et surtout, la révolte n’est-elle l’apanage que de ceux qui aspirent à prendre le pouvoir, quitte à le reproduire en se substituant à lui?

Justice

Plus précisément, le film met en scène la tension morale entre justice sociale (celle que réclame les « indignés » qui vont se joindre à Kohlhaas) et justice inviduelle (celle que revendique Kohlhaas, honnête marchand de chevaux spolié par un seigneur local). À ce titre, la scène de la visite que rend Luther (extraordinaire Denis Lavant) à Kohlhaas est exemplaire. Ce dernier s’apprête à faire pendre l’un de ses hommes coupable de s’être livré au pillage. « On ne prend pas. On achète. On paye à qui ça appartient. Et on accepte aucun don. Les gens donnent parce qu’ils ont peur. La guerre ne donne pas de droits. Le pillage, le vol, c’est les seigneurs, c’est pas nous. » Kohlhaas condamne ainsi à mort l’un de ses hommes au nom de la justice.

Ce à quoi Luther répond : « C’est ça ton idée de la justice? Pendre tes propres hommes? C’est pour ça que tu brûles, que tu massacres? Il paraît que tu t’apprêtes à ravager une ville entière. Tous ces gens que tu entraînes dans la guerre, ils savent ce qui les attend? Qu’est-ce que tu leur a raconté? Que Kohlhaas est victime d’une grande injustice? Tu es marchand. Ton commerce est prospère, pour toi la vie est douce ». Et il poursuit plus tard : « Si tous faisaient comme toi, il n’y aurait plus ni ordre, ni justice. Toi-même, qu’est-ce que tu ferais si dans ta propre troupe, chacun voulait être indépendant se faire justice et se venger lui-même. Tu dirais que c’est au supérieur de juger, que nul ne peut être juge de sa propre cause. (..) J’ai passé ma vie à convaincre l’église et les princes qu’ils n’avaient pas de raison de nous craindre, que tous ce que nous demandions c’est de pouvoir vivre et prospérer à leur côté. Ta révolte a fait reculer notre cause d’une façon...».

Plus tard encore, la Princesse, sœur du Roi, lui pose également cette question : «Tu es un fanatique?». Il répond : « J’ai des principes.» Elle lui dit alors : « Tu es comme moi, tu vis autant de l’amour que de la crainte que tu inspires. » Toute l’ambivalence de Kohlhaas est là : il ne peut obtenir justice que si lui-même devient l’égal de ceux qu’il combat. C’est là toute l’impossibilité de l’histoire à se renouveler.

Histoire

Si des Pallières a déplacé le cadre géographique du roman de Kleist (les Cévennes et sa nature à la fois grandiose et rugueuse plutôt que la basse saxe, manifestement pour des raisons de mise en scène), il en a gardé le cadre historique (contrairement, par exemple à Milos Forman dont le Ragtime était déjà une adaptation de Michael Kohlhaas) : le XVIe siècle, la réforme, l’opposition entre le catholicisme et le protestantisme, la naissance du capitalisme, l’effritement de la féodalité et les premières convulsions qui mèneront à la révolution française… Ainsi, le film tout entier semble s’offrir comme une scène primitive du monde en 2013, une société de castes profondément inégalitaire, un monde qui doute, animé par un profond sentiment d’injustice. Rien n’a changé au fond, ceux qui mènent les révoltes reproduisent l’ordre de ceux qui les précèdent et les vaincus sont toujours les mêmes.

« (…) est-il possible de gauchir l’Histoire, est-il possible de rendre voix à ses vaincus ? Sans pour autant avoir la présomption de parler à leur place, ni même d’eux, sans présumer de leur force ou de leur faiblesse, voire des siennes ? Est-il possible de  »brosser », selon les vœux de Benjamin,  »l’Histoire à rebrousse-poil » : voilà, en somme, le programme que se sont fixés les films d’Arnaud des Pallières.» Jean-Pierre Rehm écrivait ces mots à propos des premiers films du cinéaste (La mémoire d’un ange, Les trois temps du reveneur, Le jardin du bonheur, Les choses rouges, Avant après, Drancy avenir, Is dead). Ces mots restent profondément d’actualité dans le cas de Michael Kohlhaas. Si des Pallières avoue volontiers avoir comme modèle le Aguirre de Herzog, Andrei Roublev de Tarkovski ou encore Les 7 Samouraïs de Kurosawa, (« ce que je connaissais dans le film d’aventure, dans le film d’époque, de plus singulier, de plus accompli comme geste artistique »), s’il a beaucoup regardé de westerns de l’époque classique (Anthony Mann, John Ford), c’est avant tout cette résonance avec les événements de ces dernières années qui frappent. Une histoire morale, certes, autour du concept de justice, un conte philosophique ou une fable, mais surtout une mise en perspective des balbutiements de l’histoire et de ses paradoxes.

Heinrich von Kleist a écrit ce court roman pendant les guerres napoléoniennes au début du XIXe siècle. Il se suicidera un an après la parution du livre. Contemporain de Goethe et du romantisme allemand, son interprétation de l’histoire est révélatrice du moment où il l’écrit et de l’état d’esprit dans lequel il se trouve. Le naturalisme du film, l’adéquation de ce paysage beau et austère avec les traits de l’acteur et le profond désespoir qui habite son personnage, nous renvoie naturellement à cette période. Pourtant, le cinéaste ne délivre pas un film romantique, et il se refuse à endosser le désespoir moral propre à cette époque ou encore à son héros, voire même son ambivalence. Le cinéaste ne tranche pas en faveur de la princesse, du théologien ou du marchand, les puissants d’hier ou d’aujourd’hui. Mais, comme toujours, les oubliés de l’histoire sont ceux qui ont cru combattre pour une cause mais qui sont renvoyés dans leur chaumière,quand ils en ont une… jusqu’à la prochaine fois. Ni colère, ni désillusion dans ce film, ni même une invitation à poursuivre la lutte. Mais la froide mécanique de l’histoire à l’œuvre. Un constat implacable…

Donnons une dernière fois la parole à Luther : « Tu ne sais pas encore qu’il ne convient pas au chrétien de combattre avec l’épée, l’arquebuse mais avec la croix et la patience? Que son triomphe n’est ni domination ni pouvoir, mais soumission et humilité? » À se demander si la religion (tout comme celle de l’économie aujourd’hui) n’a pas été inventée pour nous faire taire. En d’autre temps, certains auraient parlé l’opium du peuple.

 

Notre entrevue avec Arnaud des Pallières

 

 

La bande-annonce de Michael Kohlhaas


8 mai 2014