MICKEY 17
Bong Joon-ho
par Bruno Dequen
Six ans après le triomphe de Parasite (2019), Bong Joon-ho est de retour en mode coproduction internationale avec l’adaptation d’un roman de science-fiction qui semble avoir été écrit sur mesure pour lui. La parabole sociopolitique sur fond de lutte des classes, l’humour grotesque et la violence, qui forment les trois ingrédients essentiels à tous les films du réalisateur sud-coréen, sont en effet au cœur de Mickey 17. Porté par une performance jubilatoire de Robert Pattinson, ce récit tragicomique d’un pauvre type dont le travail consiste à mourir à répétition, avant d’être « réimprimé » pour les besoins d’une expédition de colonisation spatiale ridicule, n’est malheureusement qu’en partie à la hauteur du dévouement sans borne de son interprète principal et de la réalisation fiable du cinéaste.
La critique sociale subtile et nuancée n’a jamais été la force de Bong Joon-ho. Aux antipodes de son compatriote amateur de récits méthodiques à la sensibilité romanesque Lee Chang-dong (Poetry, Burning), Bong aime grossir le trait de ses satires teintées d’humour (très) noir et mises en scène avec une précision d’horloger. À moins d’être incapable de suivre la plus simple des fables, personne n’a eu à décoder les messages de Parasite ou de Snowpiercer. Nous sommes cependant nombreux à admirer sa capacité rare à concevoir des univers visuels forts permettant d’illustrer les tensions sociales et les injustices du système capitaliste. Nul besoin de dialogues élaborés pour anticiper la conclusion dramatique qui va résulter de la rencontre entre les habitants d’un sous-sol inondé et les résidents d’une maison d’architecte ensoleillée. Dans ses films à saveur de science-fiction, Bong témoigne également d’une capacité renouvelée à concevoir des environnements détaillés en huis clos et des créatures inoubliables.
À de nombreux égards, Mickey 17 permet à Bong de déployer aisément son savoir-faire. Situé en 2054, le film raconte les mésaventures de Mickey Barnes (Robert Pattinson), un jeune homme qui, pour fuir ses dettes envers de violents gangsters, s’engage comme ouvrier « remplaçable » dans une expédition de colonisation d’une planète de glace organisée par le politicien eugéniste et populiste déchu Kenneth Marshall (Mark Ruffalo) et sa femme (Toni Collette). Avec son dos perpétuellement courbé, son regard craintif et sa voix nasillarde et plaintive, Mickey a élevé l’art de l’autodépréciation à des sommets rarement atteints. Il accepte donc, sans lire les fins détails du contrat, de participer à l’expédition au plus bas de l’échelon professionnel. Pire encore, lorsqu’il comprend que son travail consiste à être un rat de laboratoire pour toutes les opérations dangereuses et autres tests de virus mortels, il accepte presque naturellement l’idée qu’il ne mérite pas mieux que de mourir dans d’atroces douleurs pour le bien d’une mission à laquelle il ne croit même pas.
Lorsqu’on croise le visage congelé et hébété de Mickey pour la première fois, ce dernier en est déjà à sa 16e résurrection, en train d’anticiper sa 17e, et toute la première partie du film consiste à le laisser nous expliquer comment il en est arrivé là. Manifestement, Pattinson et Bong jubilent à l’idée de faire subir les pires supplices au corps et au visage de l’ancienne idole des jeunes, et leur plaisir joyeusement sadique est contagieux. On n’oubliera pas de sitôt Mickey/Pattinson observant sa main coupée s’envoler dans l’espace avec une résignation qui dépasse toutes les limites connues du masochisme. S’il a fait preuve d’un éclectisme assumé depuis ses années Twilight, l’acteur dévoile dans Mickey 17 un talent inné pour le slapstick, propulsant son corps passif et désarticulé dans toutes sortes de chutes plus rocambolesques les unes que les autres. À la performance enthousiaste de Pattinson s’ajoute la créativité visuelle encore bien présente de Bong, que l’on pense à ces creepers (les habitants de la planète de glace), qui pourraient faire l’objet de belles peluches improbables pour les enfants, ou à son univers futuriste regorgeant de trouvailles grossières mais indéniablement efficaces, comme cette imprimante laser destinée au clonage fonctionnant à partir des déchets alimentaires et fécaux de l’équipage.
Malgré sa nature apathique, Mickey possède suffisamment de jugement pour partager avec son amoureuse Nasha Barridge (Naomi Ackie) un regard sarcastique envers leur infernal patron. Croisement aussi évident que peu subtil entre Trump, Mussolini, Musk et Macbeth, Kenneth Marshall est incarné par un Mark Ruffalo survolté qui a décidé que son rôle dans Poor Things était beaucoup, beaucoup trop sobre. À la suite d’un quiproquo sur sa mort, notre 17e Mickey se retrouve à cohabiter malgré lui avec un Mickey 18, et la seconde partie du film devient alors un compte à rebours avant l’inévitable révolte anti-Marshall. Faisant fi de toute logique narrative, Mickey 18 est en effet totalement différent de son médiocre et gentil prédécesseur/double. Violent, limite psychopathe, mû par une rage déterminée envers le système, 18 fait passer le Batman de Pattinson pour un boyscout fragile. L’idée de concevoir 18 comme l’incarnation sur stéroïdes de l’infime part de regard critique refoulé de 17 est excellente, et Pattison, tel le lapin Energizer, fait preuve d’une énergie sans cesse renouvelée dans ce double rôle schizophrène.
Vous l’aurez compris, il y a beaucoup de choses à apprécier dans Mickey 17. Là où le bât blesse toutefois, c’est dans le développement même des personnages et dans la nature involontairement dépassée de son récit d’anticipation. Dans ses meilleurs films (The Host, Mother), Bong témoignait d’un talent indéniable pour accompagner ses fables satiriques d’une véritable densité dramatique. Hormis ses prouesses de metteur en scène, c’est le destin de personnages finement écrits qui élevait ses œuvres au-delà de leur prémisse souvent évidente. Malheureusement, faute d’avoir pris le temps de nous faire ressentir l’évolution de Mickey 18, la charge émotive que Mickey 17 tente d’exprimer dans sa finale rate la cible. Trop éparpillé, le scénario aurait dû supprimer des personnages (tel que l’amusant mais inutile collègue manipulateur joué par Steven Yeun) pour se concentrer sur l’essentiel. À cette déception s’ajoute le sentiment d’incongruité de voir, après la réélection du trublion en chef, un récit d’anticipation fondé sur la certitude sans faille qu’un tel personnage serait un politicien déchu et un être si caricatural que sa fin serait imparable. On regarde ainsi Mickey 17 comme une œuvre d’une autre époque. Pour une fois qu’il tente maladroitement d’avoir de l’espoir, le regard sarcastique de Bong Joon-ho semble être en retard sur son temps.
18 mars 2025