Mildred Pierce
Todd Haynes
par Helen Faradji
On mesure encore probablement assez mal l’impact de l’essor des grandes séries télé sur notre imaginaire et sur celui des créateurs. Mais depuis que The Wire, Six Feet Under ou 24 se sont invitées dans nos salons, deux préjugés semblent pourtant avoir pris un sacré coup dans l’aile : d’abord, celui d’une étanchéité (toute relative, en 59, Cassavetes lui-même signait déjà quelques épisodes de la série Johnny Stacatto) entre les univers de la télé et du cinéma, et celui, ensuite, d’une supériorité, d’une noblesse même, de certaines formes, de certains genres sur d’autres. Mildred Pierce, haletant récit des déboires d’une femme dans la Californie fauchée des années 30, fait l’exacte preuve de ce déboulonnage en règle.
Car, au-delà du roman de James M. Cain publié en 1941, déjà à l’origine d’un des chefs d’oeuvre du film noir qui valut à Joan Crawford un oscar, c’est également de la cuisse de Todd Haynes, passionnant Todd Haynes, que sort cette mini-série en 5 épisodes, évidemment siglée HBO. Mise en scène élégante et ample, cadrages judicieux et porteurs de sens, souffle épique qui maintient vifs l’attention et l’intérêt, couleurs terreuses, douces et mélancoliques, vitre floue derrière laquelle Haynes filme la précision des gestes de son héroïne : dès sa scène d’exposition, en une dizaine de minutes, le cinéaste installe déjà, en condensé, tout ce qui infusera son homérique récit. L’inquiétude de Mildred, les codes domestiques sur le point d’imploser (rappelons-nous, Todd Haynes, dans son magnifique Far From Heaven, fut tout de même l’inventeur du concept si télégénique de desperate housewive), l’usure d’un couple, l’amertume, la rancune, la colère et l’amour… La télé n’a plus à rougir d’avoir de l’ambition.
Ambition, c’est bien le maître mot de cette adaptation qui délaisse encore les rives du noir pour mieux retrouver l’essence même du roman de Cain : celle de la grande fresque féministe aux beaux accents mélo. Haynes, grand admirateur de Sirk, on le sait, retrouve là son terrain de jeu privilégié. Une femme séparée frappée de plein fouet par la Dépression et forcée de se retrousser les manches, des hommes qui traversent sa vie sans qu’elle s’en excuse, une fille aussi manipulatrice que vipérine exigeant le meilleur (Evan Rachel Wood, parfaite tête à claques), des trahisons, des amitiés, des convenances, des mentons que l’on relève face à l’adversité, des tragédies et des grands bonheurs qui se côtoient dans une même journée : tout, et même plus, y est, faisant virevolter son spectateur captif de la joie la plus intense à la peine la plus profonde dans un spectacle grandiose que le cinéma ne semble plus s’autoriser à mettre en scène depuis Gone with the Wind. Et Mildred Pierce, objet de création pure plus que de télévision, devient alors rapidement vertigineux par l’aisance qu’Haynes y manifeste de passer d’un genre et d’un style à l’autre. Drame de moeurs, fable à la Capra sur le travail, comédie pétroleuse, pur mélo, fresque sur la libération des femmes, conte d’ascension sociale : sur le papier, ça pourrait ressembler à une saison haute en couleur de Dallas. À l’écran, les ambiances s’entremêlent plutôt avec une frénésie et un sens du rythme époustouflants, le récit tuant les temps morts dans l’uf (malgré un dernier épisode plus statique), le montage le soutenant à merveille.
Et reste évidemment l’autre diamant. Celle qu’on ne peut décemment ignorer tant elle est Mildred Pierce, jusqu’au bout de ses ongles rongés, de ses jambes solides, de son allure déterminée. Celle qui apparaît dans chaque scène (chaque scène!) de cette téméraire saga, aussi historique que vivante, aussi sociologique que personnelle. Celle enfin que le travail plastique sur les genres de Haynes bien loin de faire disparaître met plutôt constamment en valeur. Terrienne, puissante, physique, mariant comme personne une sentimentalité sentie à une dureté toute aussi convaincante, et jamais dans la performance, Kate Winslet n’a jamais été aussi bien regardée, n’a jamais fait preuve d’autant d’autorité. Julianne Moore et Cate Blanchett, entre autres, avaient déjà goûté à la recette Haynes faite d’un amour apparemment illimité pour ses actrices, mais également d’une réelle exigence, les poussant dans des retranchements que peu de réalisateurs osent faire visiter aux stars et permettant dès lors à ses oeuvres de révéler l’Amérique à travers de fascinants portraits de femmes. Winslet s’inscrit désormais au même tableau. Celui où trônent des femmes qu’un cinéaste a rêvées héroïne. Celui où trônent des actrices qui ont débarrassé leur jeu de tout superflu, de toute manière pour n’être plus que souveraines. Du grand art.
La bande-annonce de Mildred Pierce
12 janvier 2012