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Critiques

MISÉRICORDE

Alain Guiraudie

par Alexandre Ruffier

Alors présenté comme un des favoris lors de la dernière cérémonie française des César avec huit nominations, Miséricorde est pourtant reparti sans les honneurs d’une récompense. Malgré cette absence de reconnaisse institutionnelle, le film semble, au moins, faire consensus quant à sa capacité à désarçonner avec son mélange de comédie noire et de thriller rural. Au fil de ses créations cinématographiques et littéraires, Alain Guiraudie a su forger une œuvre surprenante et cohérente par des variations autour d’un ensemble de figures formelles et scénaristiques explorant différentes incarnations de l’homosexualité tout en sondant les limites de la morale. Miséricorde ne fait pas exception, plus encore il prend les atours d’une œuvre-somme qui se révèle également être la meilleure porte d’entrée à son cinéma. En pleine possession de ses moyens, Guiraudie jongle avec talent entre la tension et la gaudriole, offrant sans aucun doute son film le plus drôle et le plus abouti à ce jour.

Librement adapté de son épais roman Rabalaïre (2021), dans lequel puisait déjà son long métrage précédent Viens je t’emmène (2022), le scénario de Miséricorde prend comme point de départ le retour de Jérémie (Félix Kysyl) à Saint-Martial pour l’enterrement du père de Vincent (Jean-Baptiste Durand), un ami d’enfance. Jérémie profite de l’occasion pour renouer les liens avec son passé et s’installe quelques jours chez la veuve, Martine (Catherine Frot). Rapidement la situation s’envenime alors que Jérémie prend ses aises et que Vincent l’imagine coucher avec sa mère. Le ton monte entre les deux hommes pendant que le récit plonge dans une spirale perverse de mensonges et de manipulations. Au fur et à mesure que les motivations de Jérémie s’épaississent, sans devenir toutefois plus claires, on découvre également que les autres protagonistes, le curé du village en tête (Jacques Develay), ont des agendas tout aussi mystérieux.

Formellement on retrouve l’économie de moyens caractéristique du cinéma de Guiraudie, avec une grammaire cinématographique reposant principalement sur des plans fixes, souvent larges, selon une logique de champ-contrechamp brisée ponctuellement par des gros plans sur les visages, comme des brèches nous permettant d’accéder pendant quelques instants à leurs intériorités. À l’image, Claire Mathon, pour sa troisième collaboration avec Guiraudie, livre un magnifique travail des lumières automnales dans une photographie sobre d’inspiration documentaire. La simplicité apparente de cette mise en scène, qui se révélera être particulièrement percutante quand il s’agit de faire rire ou d’érotiser, alimente la tension centrale au cinéma de Guiraudie : la saisie naturaliste d’un monde qui tend à s’émanciper du réel pour gagner sa propre cohérence.

homme marchant seul dans un bois obscur

Contrairement au livre dont il s’inspire, dans lequel le personnage principal nous fait part, dans un flux continu, de ses moindres pensées hallucinées, Miséricorde, et globalement les films de Guiraudie, se caractérise par l’impénétrabilité de ses protagonistes. Là où la littérature permet au cinéaste de faire état de l’ébullition de l’âme humaine, le cinéma l’amène à travailler l’impossibilité de sonder celle des autres. Face à ses films, nous sommes des observateurs extérieurs, toujours en retard sur le comportement de celles et ceux que l’on regarde. Les faits et gestes des protagonistes nous prennent souvent de court et apparaissent la plupart du temps injustifiés. Petit à petit, alors que Vincent disparaît et que la gendarmerie s’en mêle, le film s’enfonce dans une moralité de plus en plus trouble à travers une narration cyclique revenant sans cesse sur les mêmes lieux par le prisme de la cueillette de champignons. Dans ce petit village du sud de la France, où les relations s’échauffent, à la fois en matière de violence et de sensualité, les rôles de victime, coupable et complice se floutent. Ce trouble grandissant prend également appui sur la façon très particulière qu’a Guiraudie d’écrire ses dialogues. Parfois directement décalqués de Rabalaïre, les propos des personnages, d’une franchise presque surnaturelle, provoquent des dissonances, sans susciter de réactions outre mesure. Nous sommes alors plongés dans une « vallée de l’étrange » sociale dans laquelle les codes de la bienséance sont brouillés et nous font rire, parfois franchement et parfois nerveusement. L’indicible sentiment de malaise, renforcé par le jeu neutralisé des acteurs, altère et démultiplie l’interprétation symbolique des scènes.

Si la double tension au cœur du film entre image/parole et comédie/thriller fonctionne si bien, c’est parce que Guiraudie traite avec autant de gravité et de sérieux les évènements tragiques et comiques du récit. Les traits d’humour ne sont pas des simples respirations, mais servent à accentuer le trouble des situations. Chaque instant de dialogue devient passionnant en même temps que le film se révèle être un gigantesque échiquier sur lequel chacun avance ses pions alors que nous ne savions même pas qu’une partie était en cours. Nous nous retrouvons donc à cheminer à tâtons dans un univers impénétrable où Guiraudie s’amuse à multiplier les deus ex machina afin de nous couper constamment l’herbe sous le pied. Malgré tout, et c’est peut-être là sa plus grande force, en s’aventurant de plus en plus dans l’abstraction, voire dans l’absurde, le film, par effet d’élastique, retombe inlassablement sur le réel. En faisant un pas de côté avec la vraisemblance, Guiraudie aborde la désertion des campagnes françaises, le tabou de la sexualité en milieu rural, et interroge la place de l’amour et du pardon dans nos relations sociales. Toutefois, l’objectif de Guiraudie est moins de délivrer un message que de susciter la réflexion. Si une chose devient de plus en plus évidente au cours du film, c’est que nous savons que nous ne savons rien sur ce qu’il s’y passe.

Guiraudie allie avec une aisance rare ses préoccupations habituelles et son écrin formel exigeant avec une profondeur symbolique dans un film drôle et divertissant. En rétrospective, il semble que l’existence de Miséricorde était inévitable tant tout ce qu’il travaille depuis des années atteint ici son aboutissement. Quel plaisir de voir un film faire à ce point confiance à sa mise en scène et à notre capacité à y naviguer tout en sachant s’adresser à la fois aux déjà conquis et aux nouveaux venus.


27 mars 2025