Je m'abonne
Critiques

MOI CAPITAINE

Matteo Garrone

par Samy Benammar

Il n’y a plus rien à espérer. Tout se brise sous le poids des frontières corrompues et seule l’ignorance peut maintenir les rêves. Moi Capitaine ne laisse planer aucun doute sur l’avenir de ses personnages, il affirme frontalement la vacuité de leur quête du Sénégal vers l’Italie. Si la prémisse du film pourrait laisser imaginer le conte naïf de deux adolescents bravant l’adversité pour voir la mer, Matteo Garrone désamorce la tension dès les premières minutes du film. Ainsi, autant pour le spectateur informé de l’histoire qui inspire le film – celle du Guinéen Fofana Amara emprisonné en Sicile pour avoir conduit un bateau de migrants – que pour les autres, la question posée est d’une violence sans équivoque : quand arrêteront-ils d’y croire ? C’est autour de cette interrogation que se construit un récit à double tranchant, lucide et implacable vis-à-vis de la réalité qu’il traite, mais entretenant, par là même, un pathos éthiquement problématique.

Moi Capitaine ne s’encombre pas d’une structure complexe, il se déroule de la plus linéaire des manières, mettant en valeur ses questionnements autant qu’il les limite. Pour réfléchir à un film qui aborde un enjeu politique contemporain aussi majeur que la question des migrants, un pas de côté s’impose vers une posture critique contre-intuitive qui doit se demander ce que le film n’est pas. Alors que l’année 2023 a enregistré un nombre record de naufragés en méditerranée, est-il encore pertinent de suivre une narration centrée autour de « héros » quand les trajectoires des milliers de vies racontées semblent appeler à la polyphonie ? Un tel choix s’explique par la volonté d’ancrer le texte dans une histoire réelle, mais le film nous présente des personnages génériques, Seydou et Moussa, qui incarnent le migrant comme une idée abstraite. S’il serait malhonnête de lui reprocher une certaine essentialisation tant celui-ci affiche clairement une visée grand public qui justifie le recours à une dramaturgie simplifiée, on peut toutefois remarquer que l’écriture de l’intime apparaît faible. Hormis quelques scènes avec la famille de Seydou dans les dix premières minutes, aucun espace n’est accordé à la caractérisation des garçons qui ne se construisent qu’à travers les épreuves de leur terrible migration.

Jeune homme africain dans le désert

Moi Capitaine est un Candide ou l’optimisme postmoderne où les corps ne sont que de énièmes victimes du même système, qui laissent deviner tous ceux qui les ont précédés et qui leur feront suite. Cet angle, dont il était nécessaire de souligner la dimension problématique, permet cependant de développer la question du rêve. Avertis par leur entourage que seule la mort les attendait sur le chemin qu’ils empruntaient, Seydou et Moussa entretiennent pourtant les rêves d’un ailleurs. L’importance de cette alternative à la réalité prend forme dans des apparitions qui donnent au film des élans fantastiques paradoxaux. Dans le désert, Seydou est pris d’une insolation et voit une femme abandonnée plus tôt à une mort aride se relever et s’envoler pour rejoindre le groupe ; dans la prison, le sorcier lui rend visite pour lui accorder le droit d’un au revoir à sa mère sous la forme d’une expérience extracorporelle. Ces séquences apportent un peu de lumière dans l’ultraviolence omniprésente (le cœur du film est une succession de tortures, de famines, de travaux forcés, etc.), mais elles ont le goût amer du fantasme, comme si rien ne pouvait sauver les jeunes hommes de leur sort si ce n’est un épuisement hallucinatoire.

Cette dynamique, qui réinsère constamment une lueur dans le drame pour l’éteindre dans la scène suivante, participe d’un certain sadisme mais constitue également la plus grande force du film. Par sa réalisation mélodramatique aux accents hollywoodiens et ses procédés de tension dramatique classiques, il parvient à nous entraîner dans son ballottement émotionnel. Quand bien même tous les signes nous crient qu’aucune échappatoire n’est possible, la succession rapide des événements provoque une réaction sensible presque épidermique. Quand Seydou retrouve Moussa anéanti par les semaines de torture qu’il vient de traverser, il lui promet que tout ce qu’ils se sont dit finira par se réaliser en Italie, que toutes les épreuves seront payantes – et on se laisse prendre au jeu. On espère avec eux, avant de nous souvenir de la réalité du film et de nos frontières bien réelles. On s’effondre alors dans le film, et on s’insurge dans la salle. Quand une telle émotion fait surface, on oublie alors la question éthique, le pathos et la facilité de l’écriture. Le film accomplit ce qu’il a à accomplir : nous mettre face à l’insupportable banalité du mal contemporain. Si tout est si simple et prévisible, si tout le monde le sait déjà et que le récit n’invente rien, pourquoi les Nations unies dénombrent-elles plus de 2 500 morts ou disparus en Méditerranée en 2023 ?

Cette question, Moi Capitaine ne l’adresse pas à un public africain. D’abord parce que le film ne sera certainement pas diffusé auprès des populations concernées par les questions qu’il aborde, mais surtout parce qu’elles sont destinées à l’occident. Le titre reprend les mots que Fofana Amara aurait hurlés aux garde-côtes au moment de son arrestation, pensant être récompensé pour son acte héroïque. En nous traînant dans la noirceur d’une traversée jonchée de cadavres, Matteo Garrone prend le spectateur à partie et, avec lui, les gouvernements européens, dont la chasse aux sans-papiers s’est intensifiée avec la montée des extrêmes dans les dernières années. Si le film joue contre lui-même en faisant de Seydou et Moussa des coquilles vides, à l’image du regard déshumanisé que les mesures d’immigration européennes invitent à porter sur eux, il nous met surtout en échec de pensée. Quand bien même nous ignorons le passé de tous ces incarcérés, noyés, torturés, comment peuvent-ils encore être envisagés comme des parasites quand la barbarie à laquelle ils essayent d’échapper est connue de tous ? Moi Capitaine commence par sa scène finale, les côtes de l’Europe et la misère que l’on offre à ceux qui viennent de la fuir. On pense alors naïvement au poème de William Ernest Henley, cité par Mandela, puisqu’il nous revient collectivement de refuser les murs et les tours de guet, les camps vétustes et les descentes de police, les mesures durcissant l’accès au statut de réfugié, pour redonner le droit à ces corps d’être les capitaines de leurs âmes.



1 mars 2024