Molière à bicyclette
Philippe Le Guay
par Éric Fourlanty
Un acteur populaire (Lambert Wilson), pas plus mauvais qu’un autre, débarque sur une île de Ré hors-saison pour convaincre une star exilée des feux de la rampe (Fabrice Luchini) de remonter sur les planches dans Le Misanthrope de Molière. Pour avoir tourné ensemble dans une vie antérieure, les deux hommes se connaissent l’un l’autre, à défaut de se connaître eux-mêmes. Les retrouvailles sont cordiales, mais l’ermite de pacotille exige une semaine de répétitions à deux avant de donner sa réponse au bellâtre parisien. Ils se tournent autour, répètent jusqu’à plus soif des alexandrins dans une masure humide, se font la cour en alternance et font la roue devant deux femmes qui passaient par là: l’une (Laurie Bordesoules), d’une blondeur virginale mais néanmoins actrice de films pornos et l’autre (Maya Sansa), brûlante d’un divorce à l’italienne, mais finalement très sentimentale.
Tout comme Le Misanthrope dont il s’inspire, Molière à bicyclette est une comédie amère. La brise est vive, mais le fond est fétide. Le ton est léger, même si la farce n’est jamais loin, les scènes sont efficaces malgré qu’elles soient souvent répétitives et le rythme est soutenu bien que, dans la seconde partie, une certaine langueur, pour ne pas dire ennui, s’installe. Bref, nous sommes dans un univers franco-français BCBG où les manteaux de cachemire côtoient le doute existentiel et où il n’est de pire crime que de parler gravement de choses graves. Allons-y pour la légèreté qui cache son jeu et l’envers de la comédie humaine sur un ton badin. Ça a plutôt bien réussi à Jean-Baptiste Poquelin et, dans un tout autre registre, en apparence éloigné mais pas tant que ça, à Allen Stewart Königsberg.
Mais sur cette Île de Ré saturée d’images et de symboles signifiants, on est bien loin de Molière comme de Woody Allen. La lettre y est, mais pas l’esprit. Le scénario est d’équerre, chaque scène appelle la suivante, chacune remplit sa fonction, tantôt slapstick, tantôt classique, parfois verbeuse, parfois venteuse; et la mise en scène est au service de l’histoire, en retrait, sans effets de manche. Mais Philippe Le Guay, scénariste, dialoguiste, réalisateur et, on le suppose, proche de Luchini qui lui souffla l’idée de cette version charentaise de la pièce, cabotine parfois autant que son acteur fétiche avec qui il tourna quatre des sept films qu’il réalisa pour le grand écran (dont Les femmes du 6e étage). L’île de Ré, soit, mais avait-on besoin d’en visiter le parc immobilier comme si on feuilletait un exemplaire du magazine de déco Côté Ouest? Une Italienne, oui, d’accord, mais fallait-il qu’elle soit (presque) aussi belle que Laura Morante et chante dans sa voiture una canzone italiana? Titre oblige, concédons une chanson-thème, mais pas À bicyclette, chantée par Montand, avec une Paulette à vélo dont sont amoureux nos deux amis. Trop, c’est trop.
Restent les acteurs, l’Acteur, au cur même du film puisqu’il s’agit d’acteurs jouant des acteurs jouant un rôle. Une entreprise périlleuse dont l’un et l’autre se sortent avec grâce. À force de voir Luchini cabotiner sur les plateaux télé, on oublie qu’il est un acteur de la trempe de ceux qu’il admire. Une forte personnalité, de celles qu’on appelait à une époque qui n’en avait pas peur, un tempérament, un « monstre » qui parvient à faire voir les facettes contradictoires d’un personnage. Luchini, on s’y attendait, excelle : il est dans son royaume, tant dans le verbe que dans ses regards absents où sa pupille grise s’emplit de présences possibles. L’étonnement vient de Lambert Wilson, acteur sous-estimé et qui, dans le rôle casse-gueule d’un acteur médiocre, donne toute l’étendue d’un registre dont il a joué autant dans Des hommes et des dieux que dans Sur la piste du Marsupilami!
Hormis ces deux acteurs qui se donnent magnifiquement le change, il nous reste peu de la langue et de l’esprit de Molière. Souhaitons que cet Alceste à bicyclette qui, en traversant l’océan, a perdu l’un et l’autre pour ce qui est du titre, fasse découvrir à des âmes vierges l’uvre inépuisable de celui pour qui c’était « une étrange entreprise que de vouloir faire rire les honnêtes gens ». Trois siècles plus tard, c’est toujours vrai.
La bande-annonce de Molière à bicyclette
2 mai 2013