Mommy
Xavier Dolan
par Jacques Kermabon
En découvrant que Mommy, en compétition à Cannes, reprenait le motif d’une mère en conflit avec son fils intenable qu’elle élève seule, il était tentant de croire que Xavier Dolan bouclait ainsi une boucle, cinq ans après la présentation de J’ai tué ma mère à la Quinzaine des réalisateurs, d’autant que nous y retrouvons Anne Dorval dans le rôle de la mère et Suzanne Clément dans celui d’une enseignante.
Si J’ai tué ma mère empruntait au ton du journal intime, jouait la carte autobiographique et permettait à chacun de se projeter dans une crise de l’adolescence, Mommy est vaguement inspiré d’un fait divers : une femme, terrorisée par la brutalité de son jeune fils à son égard, avait dû se résoudre à le placer dans un établissement carcéral adapté. Transposée dans un futur proche – une nouvelle loi permet aux parents de faire incarcérer leurs enfants –, la situation, pour pathologique qu’elle soit, laisse planer une ombre menaçante sur le présent de nos sociétés occidentales et confère au film une dimension sociale et politique. Sans que cela soit appuyé, on pressent que l’instabilité de l’adolescent, sa violence incontrôlable ne tiennent pas qu’à des considérations familiales, en l’occurrence la mort du père quelques années auparavant qui lui a légué une place impossible à tenir aux côtés de sa mère. On a, de même, tout le loisir d’imaginer les origines du traumatisme qui ont provoqué le bégaiement de l’enseignante, leur nouvelle voisine, qui se dit en année sabbatique. Car, au-delà de ce qui est visible et que l’intrigue développe, chacun des personnages se débat contre des tourbillons intimes enracinés dans leurs passés, qui ne sont pas formalisés et dont on ne peut démêler ce qui, en eux, relève d’un malaise dans la civilisation ou de démons intérieurs.
Ce qu’on voit, c’est une femme, Diane « Die » Després, personnage haut en couleur, au look percutant – jeans moulants, jupes ultra-courtes – et à la langue fleurie, une mère courage qui récupère son adolescent, renvoyé de son dernier établissement spécialisé pour avoir mis le feu à la cafétéria et brûlé un de ses camarades. Impulsif, violent, Steve est atteint d’un trouble déficitaire de l’attention avec hyperactivité. Ils s’aiment et la mère semble prête à tout pour qu’ils puissent vivre ensemble. Ces deux personnages bigger than life trouvent un contrepoint en la personne de Kyla, une autre accidentée de la vie, à l’apparence douce et fragile. Motif récurrent chez Dolan, le trio offre un équilibre dynamique au sein duquel les autres protagonistes peinent à trouver place. La famille de Kyla s’efface au-delà du plausible, et le voisin, interprété par Patrick Huard, n’arrive pas à exister à côté de la complicité vitale et de la passion joyeuse que le trio se bâtit.
La jubilation que provoque le cinéma de Dolan tient incontestablement au plaisir que nous prenons à la prestation de comédiens que nous retrouvons de film en film. Le jeune Antoine Olivier Pilon, repéré dans Laurence Anyways et vedette dans le clip sulfureux d’Indochine, College Boy, réalisé par Dolan, rejoint ici les fidèles Anne Dorval et Suzanne Clément. Lors de la conférence de presse à Cannes, une journaliste a fait très plaisir aux intéressés en affirmant qu’elle n’avait pas reconnu tout de suite Anne Dorval. Acteur lui-même, Dolan sait offrir à ses interprètes la possibilité d’élargir la palette de leur talent. Et l’énergie qu’ils déploient, les ruptures de ton par lesquelles ils nous saisissent, entremêlent toujours la vérité de la fiction et le plaisir du jeu.
On ne peut pas en effet délier les sentiments qui nous étreignent des effets de cinéma qui les accompagnent. Nous sommes touchés par cette passion dans laquelle se débattent la mère et son fils et par la complicité amicale qui se noue avec leur voisine, nous partageons la frayeur que l’adolescent peut provoquer par ses réactions aussi virulentes qu’intempestives. Toute cette pâte humaine, toutes ces émotions, l’explosion des colères, les disputes, nous ébranlent, mais constituent en même temps des moments de cinéma jubilatoires que la verve des dialogues amplifie. De même, la violence, à la fois terrible et savoureuse de drôlerie, que Steve peut exercer sur n’importe quel quidam, pour terrifiante qu’elle soit, nous laisse aussi entrevoir l’horizon d’une liberté illimitée qu’on pourrait lui envier.
Ce souffle irrépressible, gorgé de sentiments ambivalents, se conjugue avec la façon toute décomplexée avec laquelle Dolan ne cesse de s’emparer du cinéma. Il avait testé le format carré avec son clip pour Indochine, il enserre ici ses personnages dans ce cadre du cinéma muet tombé en désuétude, pour mieux s’amuser à l’élargir à deux reprises quand certains espoirs donnent une nouvelle dimension au destin des personnages. Ralentis, caméra mouvementée, recours fréquent aux chansons… Dolan ne donne d’autre limite à son cinéma hyperactif qu’une cohérence aussi mystérieuse qu’évidente qui n’appartient qu’à lui. Les mêmes effets dans d’autres mains que les siennes pourraient paraître tape-à-l’œil ou de mauvais goût. Avec lui, l’envie ne vient même pas de faire la fine bouche tant on perçoit une énergie non feinte, un sens du spectacle, une attention complice à l’égard de ces interprètes amenés à se surpasser, une tension de tous les instants pour faire exister ce tourbillon de vies.
« La vie privée, elle est boîteuse pour tout le monde. Les films sont plus harmonieux que la vie, Alphonse. Il n’y a pas d’embouteillages dans les films, il n’y a pas de temps morts. Les films avancent comme des trains, tu comprends ? Comme des trains dans la nuit. Les gens comme toi, comme moi, tu le sais bien, on est fait pour être heureux dans le travail de cinéma. » En voyant Xavier Dolan enchaîner film sur film, on imagine à quel point la déclaration de Ferrand (François Truffaut) dans La nuit américaine doit l’interpeller et résonne peut-être encore plus clairement dans Mommy et sa quête d’un certain bien-être.
Dans la parenthèse que constitue ce film, les personnages aspirent à un bonheur qu’ils atteignent par moment et qui tient à l’existence du trio qu’ils ont forgé pour faire face. En cela, cet équilibre se révèle plein d’exaltation, à l’image d’un tournage de film, mais tout autant éphémère. Chacun veut croire – et nous avec – que l’alchimie de leur alliance va leur permettre de concrétiser la renaissance à laquelle chacun aspire. Mais on le comprend peu à peu, cette harmonie ne durera qu’au présent, le temps du film, le temps d’entrapercevoir un bonheur possible et impossible, le temps d’une illusion.
Critique parue initialement dans le numéro 168 de la revue 24 Images
La bande-annonce de Mommy
18 septembre 2014