MONSTER
Hirokazu Kore-eda
par Ariel Esteban Cayer
Monster – un drame scolaire où il sera question d’enfants, de parents et d’enseignants, mais surtout de ces choses qui se disent difficilement à voix haute – évoque immédiatement un autre classique du cinéma japonais : Rashōmon (Akira Kurosawa, 1950). Reconnu comme l’un des premiers films à déployer plusieurs narrations conflictuelles pour cerner les limites de la véracité d’un récit (« l’effet Rashōmon »), ce chef-d’œuvre n’est plus à présenter. Monster, scénarisé par Yuji Sakamoto, se déploie sur le même principe, mais contrairement au film de Kurosawa, qui interroge le concept même de la subjectivité par l’entremise de témoignages adressés au public, Kore-eda se bute à un problème de pertinence : pourquoi choisit-il de structurer son récit ainsi ?
Saori Mugino (Sakura Andō), une mère monoparentale, observe un incendie de son balcon. Un pyromane sème la pagaille en ville. Cette entrée en matière n’est pas si importante, mais elle permet d’instaurer une menace qui plane d’entrée de jeu. Au fil d’un échange troublant, Saori perçoit que quelque chose ne va pas chez son jeune fils Minato. Il coupe violemment ses longs cheveux ; on trouve des roches dans son thermos ; il ramène un briquet de BBQ à la maison. Persuadée que quelque chose se trame à l’école, Saori obtient un finalement un aveu de sa part. Furieuse, elle se bute rapidement à l’intransigeante bienséance de la direction de l’école primaire en question, qui se braque face aux accusations de la mère et se confond en excuses flasques et inadéquates.
On retrouve dans ce premier segment un Kore-eda en grande forme. On pense encore à Kurosawa (celui de High and Low ou The Bad Sleep Well) grâce à l’élaboration méthodique d’enjeux moraux. Une mise en scène précise étouffe les acteurs dans des espaces familiers devenus soudainement oppressants : des bureaux scolaires remplis de professeurs mous qui illustrent la violence implicite à l’évitement et au détournement – à ce filet de non-dits qui sous-tend l’espace social et préserve les relations de dominations. Tout se met en place… et puis on passe à autre chose.
Bientôt, c’est la perspective de Hori, l’enseignant de Minato, que Kore-eda choisit de nous montrer. Ce jeune type à l’air antipathique, aux maladresses évidentes, n’est ni plus ni moins que l’instituteur commun, bien qu’un peu vert. Si le drame se précise, les enjeux de la première partie sont délaissés, examinés sous un angle qui les neutralise. La vérité commence à se préciser autour du drame psychique de Minato et de sa relation avec son camarade, Yori. Impossible, cependant, de ne pas sentir les lourdes mains de l’auteur à l’œuvre dans chaque emboîtement opportun. Monster est-il un drame sur l’intimidation ? Une histoire de chantage ? Un énième exposé de ces pressions qui rongent le tissu social japonais ? Il faudra un autre revirement pour en arriver à ce que Kore-eda veut nous dire.
Il est difficile d’écrire sur Monster sans divulguer ses rebondissements, tant le film s’y complaît, et sans doute parce qu’il aurait pu s’en passer. Lorsque le cinéaste nous révèle finalement de quoi il est question, dévoile l’ampleur de son « sujet », sa retenue s’avère désarmante tant elle semble davantage relever de la prudence. À qui s’adresse-t-on exactement ? Si Kore-eda et Sakamoto choisissent d’enfouir leur réflexion sur la « monstruosité » dans les dédales d’un oignon qu’on est sommé d’éplucher avec eux, est-ce parce qu’il faut arriver au sujet avec délicatesse ? Dévoiler les angles morts de la perception de chacun ? Ou plutôt rendre le film attrayant pour une majorité, en instrumentaliser la problématique pour en tirer un ultime revirement larmoyant et consensuel ? Cette structure construite de perspectives irréconciliables revêt dès lors des apparences d’esquive, faisant écho immédiat à ces professeurs qui, eux aussi, tournent autour du pot. La tactique peut paraître nécessaire ou préférable dans le contexte jugé de facto conservateur du Japon, mais on ose croire à d’autres possibilités moins suffisantes.
La structure de Rashōmon – qui ne révèle pas la vérité, mais plutôt la difficulté de l’atteindre – permettait de percevoir la notion d’objectivité différemment. Monster renforce l’altérité, car il n’est ici, finalement, question que d’une seule vérité que les adultes du film refusent d’aborder de front (cinéaste et scénariste inclus). Lorsque Monster nous permet – enfin ! – de voir ce dont il est question, à hauteur d’enfant et au fil d’une conclusion pamphlétaire délicate, plus rien n’est fait de l’aveuglement parental de Saori ou du traitement injuste de Hiro, par exemple. On se contente de démontrer que ce refus de voir est là, synonyme d’une multiplicité de regards, et qu’à moins d’événements extraordinaires pour l’exposer au grand jour, cette inconscience ira de soi.
Lorsque Yori et Minato courent dans un champ, lors d’une scène culminante qui se veut émancipatrice, surexposée de surcroît, engloutie par un soleil nouveau ressurgi des suites d’un typhon transformateur, le premier garçon suggère qu’ils sont désormais réincarnés, tandis que le deuxième l’informe que cela est impossible. Kore-eda, pour sa part, se dérobe de ses responsabilités de conteur, content de nous montrer tout et rien : simplement que ces deux personnages « existent ». On présume que l’enseignant aura parlé à la mère, que les choses se seront calmées à l’école, mais qu’en est-il vraiment, face au strict minimum ? Vers quoi courent ces enfants si les adultes ne voient rien ?
8 Décembre 2023