MOONAGE DAYDREAM
Brett Morgen
par Bruno Dequen
Présenté comme une expérience immersive, un documentaire spectaculaire à voir en IMAX, la nouvelle biographie musicale de Brett Morgen, dans la lignée de son Cobain: Montage of Heck (2015), ne manque ni d’ambition ni de moyens. Bénéficiant de l’accord et du soutien des héritiers de David Bowie, Moonage Daydream est un film au montage hyperactif, entièrement composé d’innombrables images et sons d’archives, qui cherche à nous plonger « dans la tête créative » du caméléon du rock. Tout comme The Velvet Underground de Todd Haynes l’an dernier, le film de Morgen s’intéresse particulièrement au contexte culturel et aux multiples sources d’inspiration qui ont donné naissance à l’art singulier de Bowie. Mais la comparaison s’arrête là. Haynes tentait d’approcher un groupe fuyant sous de multiples angles, faute d’archives suffisantes mais également par souci d’apporter un regard neuf sur un phénomène artistique maintes fois canonisé. À l’inverse, Morgen s’appuie sur une impressionnante quantité d’images et d’entretiens de Bowie pour faire un (auto)portrait hagiographique, autorisation des héritiers oblige, d’un créateur touche-à-tout qui a justement toujours fait preuve d’une capacité indéniable à créer son propre mythe de son vivant.
Une chose est certaine, Brett Morgen le monteur possède un talent indéniable pour les collages accrocheurs. Après un court prologue, Moonage Daydream s’ouvre d’ailleurs sur une séquence impressionnante qui n’est pas sans rappeler celle qui amorçait Cobain: Montage of Heck. Dans ce dernier, des images de banlieue idyllique des années 1960 étaient entrecoupées de courts plans de films d’épouvante, de bombe nucléaire et d’exposés d’anatomie sur fond de Territorial Pissings, l’une des chansons les plus furieuses de Nirvana, dont le mixage de Morgen ne conserve petit à petit que la voix déchirée et désespérée de Cobain, comme une annonce de la révolte et de l’autodestruction de ce monde à venir. De même, les premières images d’un Ziggy sur scène font rapidement place à un télescopage de plans – de l’espace, de films et d’artistes qui ont influencé Bowie – accompagnés par Hallo Spaceboy, morceau composé des décennies plus tard, en 1995, pour l’album 1. Outside. Cette ouverture absolument jouissive donne immédiatement le ton du film à venir, tout en induisant malgré elle de fausses pistes.
Montage of Heck usait à la fois d’archives, de recréations (maladroites) en animation et d’entretiens contemporains avec les proches du chanteur au sein d’un montage hétéroclite pas toujours réussi. Au contraire, Moonage Daydream fait fi de toute parole extérieure et s’appuie intégralement sur les propos et les images de Bowie lui-même. Une telle décision est parfaitement cohérente pour un projet qui désire s’éloigner le plus possible de la forme commerciale dominante du documentaire en privilégiant un montage créatif qui fonctionnerait, l’instar de son sujet, comme une inépuisable éponge de références socioculturelles. « Je ne veux perdre aucune journée », affirmait le chanteur. Suivant ce conseil, Moonage Daydream semble ne vouloir perdre aucun photogramme possible. Et il faudrait faire preuve d’une incroyable mauvaise foi pour ne pas admettre le plaisir que procurent de nombreuses séquences du film. Grâce aux moyens considérables dont il a pu bénéficier, Morgen nous gratifie non seulement d’innombrables références artistiques, mais aussi d’enregistrements en concert mémorables et de nombreuses scènes qui dévoilent le travail de peintre ou les essais vidéo de Bowie. Si les fans de l’artiste n’apprendront rien de neuf sur leur idole, il serait toutefois malhonnête d’en faire le reproche au cinéaste. Encore une fois, il ne s’agit pas d’un essai critique, mais d’un spectacle ouvertement hagiographique. Donc, oui, Bowie fut l’un des plus grands artistes de notre époque, capable de mettre en image et en musique l’esprit de son temps, souvent de façon visionnaire (Ziggy, la trilogie berlinoise), parfois de façon plus prosaïque (le film n’évite pas les contradictions commerciales des années Pepsi), mais jamais de façon discutable (même s’il a une tendance étrange à se faire filmer en dandy mélancolique évoluant dans des pays « pauvres » dans les années 1980).
Mais revenons à cette séquence d’ouverture potentiellement trompeuse. Par sa mise en valeur d’un montage a-chronologique, elle laisse supposer que le film adoptera une forme narrative libre, digne héritière – commerciale – d’un essai à la Godard. Évidemment, il n’en est rien et, derrière les paillettes de ses incalculables raccords, Moonage Daydreamprocède finalement de façon traditionnelle et prévisible, passant de l’époque Ziggy à la période américaine, pour enchainer sur Berlin, le début des années 1980, puis survoler le plus rapidement possibles les années 1990 pour se conclure sur l’adieu Blackstar. Or, si le respect d’une telle structure chronologique peut être justifié par un désir d’accessibilité, il n’en est pas de même du style uniforme que le film adopte. Pour simplifier, tout le film est à l’image de son introduction, que l’on pourrait décrire comme un collage psychédélique sous amphétamine réalisé par un émule de Kenneth Anger dénué de regard critique qui aurait grandi à l’époque du MTV des années 1990. Outre le fait qu’il est plutôt difficile de tenir ce type de rythme pendant plus de deux heures sans épuiser quiconque n’est pas un amateur fini de vidéoclips, une telle uniformité vient contredire la nature même de son sujet et de son discours. Artiste protéiforme par excellence, Bowie a considérablement évolué selon les décennies et lieux qu’il a fréquentés. Or, le film impose aux « périodes » de Bowie le même traitement, qu’il s’agisse du théâtre Ziggy ou de la création de Low. Trop fier de sa capacité indéniable à produire des collages spectaculaires, Morgen finit par oublier ce que répète Bowie tout au long du film : écoute, regarde, c’est en absorbant le monde extérieur qu’on trouve l’inspiration !
15 septembre 2022