mother!
Darren Aronofsky
par Elijah Baron
Aucun film cette année n’aura autant divisé, autant ravi, surpris, scandalisé que mother ! de Darren Aronofsky. Trompé par la bande-annonce qui promettait un film d’horreur conventionnel, le monde n’a trop su comment réagir face à une oeuvre qui s’est révélée être démente, inclassable, audacieuse à la limite de l’arrogance, violente à la limite de la démesure, et surtout déroutante sur le plan narratif. À la première lors du festival de Venise, le film reçoit à la fois des applaudissements nourris et des injures véhémentes. La tendance se confirme après sa sortie en salles : déferle alors dans la presse une avalanche d’articles en tous genres, véhiculant toutes sortes d’interprétations. Les uns y voient l’atrocité du siècle, d’autres la comédie de l’année. Drame conjugal, thriller morbide, satire cuisante, allégorie écologiste, adaptation biblique : toutes les dénominations y passent. On trouve même le moyen d’accuser le film de simplisme, alors que les réactions discordantes de la critique et du public témoignent du contraire.
Voilà un accueil ordinairement réservé aux films de Nicolas Winding Refn ou de Lars von Trier, deux auteurs abonnés à la polémique. Aronofsky, lui, n’était pas connu comme tel, mais il semble avoir voulu cette fois-ci revendiquer le statut d’agent perturbateur, allant jusqu’à couvrir une affiche de son film de commentaires négatifs. Il ne s’agit pas ici de provocation vide, et c’est bien ce qui rapproche les trois cinéastes : pour affirmer leur vision artistique, nul autre choix que de pourfendre le bon goût, de heurter la sensibilité du public. Ce qui ne veut pas dire que cette provocation se fait sans plaisir : leur approche est ancrée dans une profonde, et parfois brutale, ironie qui manque justement à ceux qui en deviennent les victimes. L’humour d’Aronofsky, évident dès ses premiers films, se caractérise par son attrait pour l’excès et le ridicule, et il s’exprime le plus souvent sous forme d’un comique cruel qu’il n’hésite pas, dans mother!, à retourner contre lui-même.
En effet, on sent une volonté d’autodérision derrière le personnage incarné par Javier Bardem, ce poète obsessif et égocentrique qui se veut Dieu, mais apparaît gauche et veule. Ses tourments sont ambigus, et son unique moment d’inspiration, théâtral et grotesque, mène au désastre. C’est toutefois son épouse, interprétée par Jennifer Lawrence, qui occupe la place centrale du récit, et le poète n’est au départ qu’une de ces ombres furtives qui peuplent le cauchemar éveillé de la jeune femme. D’inquiétants inconnus franchissent le palier de leur grande maison de campagne victorienne, et ils ne semblent pas vouloir s’en aller ; il en arrive d’ailleurs toujours d’autres. De plus en plus opprimée par leur présence dévastatrice, l’épouse du poète, qui ne quitte presque jamais l’écran, cherche tant bien que mal à protéger sa demeure.
Comme toujours chez Aronofsky, l’espace physique et l’espace mental sont intimement liés, et cette maison victorienne finit par représenter les deux à la fois. Le personnage de Lawrence et la maison qu’elle habite semblent former un seul corps, au point où il devient difficile de dire lequel est une extension de l’autre. Ce concept, proche du body horror, rappelle surtout Pi, le premier film du cinéaste, dans lequel un mathématicien fou, littéralement lié à son ordinateur, imaginait son cerveau séparé de son corps. La même chose se produit dans mother !, lorsque l’épouse du poète trouve un coeur humain dans sa cuvette ; on présume que c’est le sien. Le parallèle est clair : dans le premier cas, il est question d’intellect, dans le deuxième, il est question d’amour. Les deux finissent par devenir un fardeau, dont il faudra se débarrasser pour parvenir à la paix intérieure. Cela passe inévitablement par l’anéantissement du corps, et bientôt par la décomposition de l’image.
Chez Aronofsky, la mort a toutefois valeur d’acte de création. Le cinéaste est fasciné par les mythes fondateurs, et c’est là une idée qui revient de manière assez constante dans sa filmographie. Si son ambition peut sembler tantôt modeste, tantôt démesurée, les buts poursuivis varient assez peu : il s’agit d’ancrer l’expérience humaine dans une certaine continuité intemporelle et mystique. mother ! est un film trop agité, trop mesquin et misanthrope pour atteindre son but ne serait-ce qu’à moitié, mais le sentiment d’impuissance qu’il degage face aux actes de l’humanité se comprend. Vers la fin du film, dans une séquence qui a l’effet d’une bombe nucléaire, Aronofsky, comme intoxiqué par les images médiatisées du moment, regurgite celles-ci dans un vomissement qui peut sembler malsain, mais qui a en réalité une portée libératrice.
29 novembre 2017