Mother
Bong Joon-ho
par Eric Fourlanty
Créée à la fin des années 90 par Louise Bourgeois, et présentée un peu partout dans le monde, entre autres à Shawinigan en 2003, Maman est une monumentale araignée de bronze portant des ufs de marbre. Du haut de ses 9 mètres, elle nous contemple, nous menace, nous protège. C’est une des uvres les plus marquantes de l’art contemporain, et qui, avec une force inégalée, incarne tous les sens du plus idéalisé au plus pervers que chacun d’entre nous peut projeter dans ce simple mot : « Maman ».
Mother, de Bong Joon-Ho, joue dans les mêmes eaux troubles. Dans un village de Corée du Sud, une veuve (Kim Hye-Ja) vit en symbiose extrême avec son fils de 27 ans (Bin Won), un bel éphèbe légèrement retardé. Au lendemain d’une soûlerie nocturne dans un bar local, l’idiot du village est accusé du meurtre brutal d’une jeune fille et il est incarcéré après une enquête bâclée. Désespérée face l’incompétence policière et la corruption juridique, la mère se transforme en Mère Courage et en monstre à moins qu’elle n’ait été les deux depuis longtemps? pour sauver la peau de la chair de sa chair, le sang de son sang.
A priori, on pourrait croire qu’il ne s’agit que d’un mélo bien saignant, sorte de Mildred Pierce asiatique. Ou d’un suspense d’enquête à la Millénium puisque la veuve déterminée va explorer les couches les moins glorieuses de la société coréenne et les profondeurs fangeuses de la nature humaine. Ou bien d’une comédie déjantée à la Kaurismaki si l’on en croit quelques scènes d’un burlesque dépressif. En fait, le tout dernier film de Bong Joon-Ho est tout ça et plus.
Malgré quelques incohérences, le scénario finement écrit, entre coups de théâtre, accalmies et ruptures de ton, avance « comme un train dans la nuit » (merci François Truffaut!). Cette avancée inexorable du récit fait écho au parcours de la mère, pivot de cette épopée intimiste plus proche des pulsions jungiennes que de l’analyse freudienne. Ici, pas de psychologie sommaire : nous sommes en plein mythe de la Mère, figure totale, nourricière et castratrice, celle qui donne la vie et, par le fait même, la mort. Un regard qui, à notre époque de la sacro-sainte mère parfaite, remet les pendules à l’heure.
Pour jouer ce personnage emblématique, le cinéaste a choisi une comédienne célèbre en Corée pour ses rôles de mère vertueuse, entre autres dans une populaire série télévisée. Si le décalage entre l’image de l’actrice et le rôle qu’elle tient (magnifiquement) n’est pas perceptible pour un spectateur occidental, on imagine tout à fait Danielle Proulx reprendre ce contre-emploi, proche de celui qu’elle tenait dans la série Aveux.
Présenté en compétition officielle à Cannes, l’an dernier, dans la section Un certain regard, Mother est de ces films plus habiles qu’il n’y paraît à première vue. Du montage, diablement efficace, aux lieux de tournage, tout aussi expressifs que les visages, il s’agit d’un film aussi sincère que roublard. Sous ses allures de film populaire, la mise en scène de Mother témoigne d’un regard aiguisé, d’une réelle vision du monde et d’une maîtrise toute en finesse des outils du 7e art. Du plan d’ouverture, dans lequel la mère danse rêveusement dans un champ de blé en fixant la caméra, à celui qui clôt le parcours de cette combattante, où la mère, auréolée de soleil, se noie dans l’oubli, Bong Joon-Ho explore autant les possibilités infinies du récit cinématographique que celles, encore plus infinies, de l’âme humaine. Du grand art.
27 mai 2010