Mr Nobody
Jaco van Dormael
par Damien Detcheberry
Mr. Nobody est un « beau » ratage. Disons-le une fois pour toute et libérons-nous d’emblée de l’inventaire inutile des impasses et des faux-pas de ce film démesurément ambitieux. Car d’ambition, Jaco van Dormael - Toto le héros (1991), Le Huitième jour (1996) - n’en manque pas. Et si l’on prend au mot la phrase de René Clair, qui réclamait pour le cinéma « le droit de n’être jugé que sur ses promesses », alors celles proposées par cet intrigant puzzle mystico-philosophique en font indéniablement une curiosité cinématographique digne d’être vue.
Nemo Nobody est le dernier humanoïde mortel vivant sur Terre, devenu l’attraction d’une émission de télé-réalité futuriste. Il vit ses derniers jours à la vue de tous et se meurt dans un triste anonymat existentiel. Car Nobody lutte péniblement contre sa mémoire en fuite, et tente de se remémorer non pas sa vie passée, mais l’étendue de ses vies possibles et fantasmées : confronté à l’âge de neuf ans à la séparation de ses parents et à un choix cornélien : doit-il partir avec sa mère ou rester avec son père ? Il a simplement refusé de choisir et décidé de vivre toutes les destinées qui se sont offertes à lui. Epouser Anna, Elise ou Jeanne, ses trois amours d’enfance ? Avoir des enfants ou pas ? Vivre libre et misérable ou riche et malheureux ? Nobody a pris le parti de tout vivre à la fois.
« Tant qu’on ne choisit pas, tout reste possible », nous dit le jeune Nemo. Prenant cette maxime au pied de la lettre, Jaco van Dormael s’aventure dans un exercice de style(s) dont les prémices auraient pu rappeler le brillant doublé d’Alain Resnais Smoking / No Smoking (1993) mais dont l’hasardeuse mise en abîme métaphysique s’avère plus proche de Synecdoche New-York (2007) de Charlie Kaufman. On retrouve dans ces deux films le même télescopage permanent de narrations, de genres et de langages cinématographiques, la même volonté d’englober l’infiniment grand et l’infiniment petit, l’intime et l’universel dans un grand fourre-tout plastiquement irréprochable mais essoufflant. Paradoxalement, c’est pourtant ce défaut qui rend le film malin, car ce non-choix esthétique de la part du réalisateur se trouve justifié en partie par le non-choix existentiel de Nemo : Mr. Nobody se dévoile tour à tour comme un film de science-fiction, une romance adolescente, un drame familial, une satire sociale, Loin de la rigueur timide de certaines productions hollywoodiennes - on pense à l’insipide Butterfly Effect (2003) - Jaco van Dormael va au bout de son film-concept et plonge avec autant de naïveté que d\’outrance dans un foisonnement de styles qui colle parfaitement à son sujet, quitte à en écoeurer les spectateurs. Qu’importe. Libre à eux puiser du plaisir dans les nombreuses belles séquences disséminées dans un pudding légèrement indigeste mais impeccablement enrobé. Si l’artifice de l’ensemble irrite forcément, ce sont ces étonnantes fulgurances qui empêchent le film de sonner totalement creux.
Un « beau » ratage, donc. Insistons sur ces moments de grâces et non sur le fait que le film manque sa cible à plus d’une reprise : Jaco van Dormael a plus d’une corde lyrique à son arc. Nemo finira même par justifier lui-même son improbable autobiographie en citant une phrase de Tennessee Williams qui résume parfaitement le film et son propos : « Everything could have been anything else and it would have just as much meaning ». C’est ce remarquable non-sens qui donne le plus de poids à l’entreprise : à quoi sert finalement cet exercice virtuose et un peu vain ? A rien si ce n’est à prouver que le cinéma peut encore se permettre d’avoir des ambitions qui dépassent ses moyens. Ce qui est plutôt une bonne nouvelle.
Damien Detcheberry
15 juillet 2010