MULHOLLAND DRIVE
David Lynch
par Gérard Grugeau
Dans l’œuvre labyrinthique de David Lynch, l’incontournable Mulholland Drive poursuit un nouveau cycle amorcé avec Lost Highway (1997). Ce cycle, que viendra clore Inland Empire en 2006, apparaît aujourd’hui porteur d’un désenchantement absolu tant la quête initiatique, omniprésente chez le cinéaste, bascule ici dans la vision d’un monde terrifiant et sans issue, cerné par le mal. Un mal rampant dont le vénéneux Blue Velvet (1986) pourrait bien être la funeste matrice. Contrairement à la série culte Twin Peaks traversée par une multitude d’antinomies porteuses d’épiphanies qui témoignaient d’un syncrétisme à la fois profane, spirituel et ésotérique, Mulholland Drive n’est plus, au-delà de son histoire d’amour saphique, qu’un cauchemar éveillé, pulsant sous les paupières closes d’un spectateur captif des effets de sidération de la machine cinéma. Partout, s’insinuant insidieusement comme un état d’esprit contagieux, les forces de destruction sont à l’œuvre, minant de leur pouvoir corrosif un entre mondes aux rituels mystérieux (voir le théâtre Il Silencio qui rappelle la chambre rouge de Twin Peaks). À cet égard, avec son climat toxique et mélancolique, strié d’éclats de violence et de traits d’humour grinçants, Mulholland Drive pourrait être le trou noir de la galaxie lynchienne.
Conçu au départ pour être le pilote d’une nouvelle série destinée à être diffusée sur ABC, le film porte ses propres blessures. Ayant essuyé un refus de la part de la chaîne américaine, Lynch se tournera alors vers la France pour produire ce qui deviendra un jalon essentiel de sa filmographie. Remontée et enrichie d’un complément d’une cinquantaine de minutes tourné a posteriori, l’œuvre gardera trace de cette gestation contrariée dans sa structure même, ouverte et flottante. Avec son récit en miroir aux échappées hallucinatoires et sa chronologie brisée vertigineuse, Mulholland Drive a tout d’un ruban de Moebius sculptant à l’infini les circonvolutions souvent opaques d’une histoire aux multiples déviations dont nous tentons de percer le mystère au gré d’une enquête (motif récurrent dans l’univers du cinéaste) aussi anxiogène que tortueuse. À la faveur de la rencontre entre la brune Rita frappée d’amnésie fuyant d’improbables ravisseurs et Diane/Betty, la blonde comédienne en herbe, prise dans les rais trompeurs de l’usine à rêves hollywoodienne, s’ouvre un espace fantasmagorique où l’envers du miroir renvoie l’ombre menaçante des complots et turpitudes d’une Cité des anges gangrenée par les puissances occultes et mafieuses. Les interprétations de Mulholland Drive seront nombreuses. La plus courante fait de la première partie du récit un long rêve où Diane/Betty, cherchant à aider celle qui a perdu son identité (Rita, la femme fatale, en réincarnation de la Gilda de Rita Hayworth), se prend au piège des images et de leurs doubles avant de sombrer dans le désespoir, la deuxième partie, plus dense et sombre, signifiant pour sa part le retour à une sinistre réalité se chargeant de broyer les starlettes ingénues dans sa spirale mortifère. Certains contesteront cette grille d’analyse, préférant voir dans les deux parties du film deux volets tout aussi réels, la chute de Betty venant tout simplement mettre un terme au fantasme dévorant. Au bout du compte, le film reste une énigme au sens inépuisable et c’est tant mieux.
Avec ses motifs hitchcockiens doublés de visions sensuelles et horrifiques, Mulholland Drive offre surtout au final une brillante réflexion sur la dimension idolâtre des images, et leur pouvoir tout aussi dangereux que séduisant. Le cinéma lui-même – et ici son star-system – est au cœur du dispositif lynchien. Il alimente à loisir la pulsion scopique du spectateur dont le regard est aspiré par le pouvoir médiumnique des images que les arabesques orphiques du compositeur Angelo Badalamenti tirent vers les rivages mouvants de l’onirisme. Happés dans un écheveau infini de réverbérations, nous nous tenons à la croisée de tous les mondes, telles des sentinelles à l’entrée du passage. Et ce, pour mieux succomber à la « poétique des signes » mise en place par le cinéaste qui, de film en film, se plaît à solliciter notre part d’ombre, nous invitant à nous voir dans le miroir pour embrasser la totalité de l’être et son impensé. Avec ses doubles à la base même de l’expérience cinématographique, les films de Lynch – et Mulholland Drive en particulier – ouvrent des boîtes de Pandore sans fond (ici, la boîte bleue qui renverse le récit) nous soumettant par de subtils dérapages à une série d’épreuves qui régénèrent notre regard. Le cinéma comme art de la transfiguration est le fondement même de la démarche lynchienne.
Ce texte a été publié à l’origine dans le numéro 184 de 24 images.
15 avril 2025