Je m'abonne
Critiques

Mustang

Deniz Gamze Ergüven

par Pierre Charpilloz

Evoquant à la fois la race équine de l’Ouest des Etats-Unis et les voitures américaines, le titre pourrait être celui d’un de ces films où les personnages tracent leur route, comme une ode à la liberté. Et Mustang, premier long-métrage de la réalisatrice franco-turque Deniz Gamze Ergüven a les personnages idéaux pour ce genre d’histoire : un groupe de jeunes filles qui ont la fougue des chevaux sauvages. Elles ne demandent que ça, vivre leur vie, tracer leur route… Mais Mustang est comme un road-movie bloqué à son point de départ.

Elles sont cinq sœurs, entre 11 et 17 ans, et vivent dans une grande maison d’un petit village à 1000 kilomètres d’Istanbul, élevées par un oncle tyrannique et une grand-mère aimante mais tourmentée par le respect des traditions. Progressivement enfermées dans la maison, elles sont mariées l’une après l’autre, plus souvent de force que de gré, à de jeunes hommes tout aussi perdus qu’elles dans cette grand-messe organisée par leurs aïeux et parents.

Tout le film repose justement sur cette tension entre une modernité déjà acquise et une résurgence de « traditions » archaïques. Les jeunes filles de Mustang ne découvrent pas leur liberté : elles ont grandi avec, jusqu’à ce que l’on décide de les transformer en épouses idéales, parfaitement asservies à leurs maris. Plus possible alors de s’amuser avec des garçons ou de regarder un match de soccer – chacune de leurs libertés leur est progressivement enlevée. C’est l’histoire d’une jeunesse déjà émancipée que l’on enchaîne soudainement. La métaphore est explicite quand on demande aux filles de troquer leurs t-shirt et jeans, pour des robes informes, « couleur de merde », datant d’une autre époque. Difficile de ne pas y voir une critique de la Turquie contemporaine : la jeunesse turque, comme les sœurs de Mustang, a grandi avec tous les codes d’une modernité à l’occidentale, dans un pays où une culture paternaliste très ancrée contraste avec une émancipation politique et sociale acquise depuis longtemps. La Turquie a été un des premiers pays à permettre aux femmes de voter, et a rendu légale l’IVG dès 1983. Une liberté de plus en plus remise en question depuis l’arrivée au pouvoir du président Recep Erdogan et de sa politique traditionnaliste et patriarcale.

Bien sûr, tout cela n’est pas présent au cœur du film de Deniz Gamze Ergüven, Sa mise en scène, lumineuse et légère mais aussi assez conventionnelle, peut sembler dépolitiser le propos. Un huis-clos, des personnages célestes, c’est presque une fable, et on serait tenté de défendre l’universalité de son propos féministe. Mais la politique concrète, celle d’un pays en train de revenir en arrière sur des libertés fondamentales est bien là. Il ne faut pas s’y méprendre : Mustang est un film politique. Cette dernière s’insère par petites touches, jusqu’à devenir véritablement le carcan qui assujettit les personnages. On entend, par exemple, le vice-premier ministre Bülent Arınç déclarer à la télévision que les deux sexes ne peuvent pas être traités de la même façon et qu’ « une femme ne doit pas rire en public », sous le regard approbateur de l’oncle, autorité morale dégénérée qui pèse sur le groupe. Obsédé par un code d’honneur qu’il n’arrive même pas à respecter, c’est un « monstre de morale », sans aucune considération pour ceux qui entravent sa vision du monde, tel un psychopathe dans un film d’horreur. Ce qui évoque d’ailleurs un autre genre cinématographique qui use de la métaphore pour faire passer un constat social et politique : un groupe soudés de jeunes gens modernes se retrouvent prisonniers d’un lieu reculé. N’aspirant qu’à s’échapper pour rejoindre la ville, ils disparaissent l’un après l’autre, disloquant le groupe pourtant si uni. Tobe Hooper n’est pas loin, même si dans Massacre à la Tronçonneuse, c’est un psychopathe sanguinaire qui a raison des jeunes héros, et dans Mustang, c’est leur mariage forcé.

On pourra bien sûr regretter certains détails, comme la mise en scène, efficace mais assez attendue, pas toujours à la hauteur des scènes représentées ; ou la musique de Warren Ellis qui accompagne bien le film mais ne le sublime jamais, ressemblant trop à ses précédentes compositions (Loin des hommes, la Route) pour être vraiment remarquable. Mais ce serait oublier que le propos du film est surtout porté par ses actrices. Leur monde est dominé par les hommes, mais les plus beaux personnages de Mustang sont féminins. De Lale, la benjamine du groupe et héroïne du film, jouée par Güneş Nezihe Şensoy pour un mémorable premier rôle de cinéma, à la grand-mère (Nihal Koldaş), personnage aussi déchirant que complexe, les femmes sont omniprésentes dans ce film. Une éclatante réponse à ceux qui voudraient les rendre invisibles.

 

La bande-annonce de Mustang


28 janvier 2016