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Critiques

MUTINY IN HEAVEN: THE BIRTHDAY PARTY

Ian White

par Ralph Elawani

« Onto the stage, climb five undesirable aliens. One, festooned in split-crotch gold lame drainpipes, his bruised features twitching through black frames of hair, appears to be the singer. Another, strapping on a bass guitar like a giant dildo, sports a fishnet vest, a Stetson, and a sort of moustache you might cultivate for hustling meat on Christophe Street. Perhaps most disturbing of all, a kind of gangling, psychotic hillbilly in a ridiculous suit is fastening on a guitar like he was auditioning for The Texas Chainsaw Massacre. Hell, they haven’t even played a note and already half the crowd is filing out. »               

– Critique d’un concert de Birthday Party au RITZ de New York parue dans New Musical Express en 1981.

« If we would have been a little more adjusted to the world that we were living in at the time, we would have played a different sort of music… be we weren’t. »

-Nick Cave

Mutiny in Heaven arrive à une époque où le nom de Nick Cave tient depuis longtemps en place sans l’aide d’une conjonction de coordination (« and ») et d’une poignée de musiciens (les Bad Seeds, par exemple). En témoignent trois documentaires récents[1], une exposition itinérante, un grand entretien avec l’archevêque de Canterbury et plusieurs monographies autour de sa vie et de son œuvre[2]. Au cours des dernières années, Cave est surtout devenu l’homme des portraits d’Andrew Dominik (One More Time with Feeling (2016) ; This Much I know to be True (2020)) et des Red Hand Files – cet incessant « courrier des fans » auquel le musicien répond assidûment, sous forme d’infolettre, dans une posture entre celle de l’oracle et du patient en analyse.

En ce sens, son univers n’est plus nécessairement un lieu où l’on pénètre par des portes d’entrée réservées aux initiés. Il est par ailleurs intimement lié au cinéma, ne serait-ce que par le travail de compositeur de Cave[3]. Pour le résumer grossièrement, il y aurait donc aujourd’hui les fans de Nick Cave, les fans des Bad Seeds et les autres qui verront toujours en l’homme l’ancien chanteur de Birthday Party, indissociable de Mick Harvey, Tracy Pew, Rowland S. Howard, Phill Calvert et dans une certaine mesure, Anita Lane.

Il y a peut-être aussi celles et ceux qui comme moi tentent de voir une sorte de cohérence trinitaire dans tout cela, sachant qu’au fil des dernières années, Nick Cave a perdu deux fils et que sa production artistique en a été affectée. En deux mots : il est ailleurs. À ce titre, certaines de ses chansons pétries d’humour et d’érudition, comme « More News from Nowhere » ou encore « Palaces of Montezuma » (« The spinal cord of JFK  / Wrapped in Marilyn Monroe’s negligee / I give to you ») nous apparaissent absolument lointaines, lorsqu’on écoute les trois derniers albums des Bad Seeds – qu’on devra bien un jour se résoudre à renommer « Warren Ellis », en référence au sympathique multiinstrumentiste dont l’apport a crû à la suite du départ de Blixa Bargeld et Mick Harvey.

Le documentaire de Ian White peut parler aux trois catégories de fans susmentionnées. Il le fait toutefois avec des images que l’une d’entre elles a sans doute plus fréquentées que les autres. Dans un effort dont le fruit pourrait être qualifié d’oxymore, le réalisateur reconstruit une histoire cohérente et chronologique de l’un des groupes les plus chaotiques et influents du 20e siècle – de leurs débuts dans les entrailles de la « St Kilda scene » à Melbourne, à leur arrivée catastrophique à Londres (le froid, la faim, le désenchantement), jusqu’à leur fuite dans le Berlin de Neubauten. S’attardant à présenter The Birthday Party « dans ses propres mots » (en faisant abstraction des sempiternelles têtes parlantes du genre qu’est devenu le documentaire punk), Mutiny in Heaven est donc tissé à partir d’archives sonores et visuelles – notamment celles de quatre ou cinq concerts, d’une séance d’enregistrement berlinoise[4] et de séquences que le film de Jörg A. Hoppe, Klaus Maeck, Heiko Lange et Miriam Dehne B-Movie: Lust & Sound In West Berlin 1979-1989 réutilisait déjà en 2015.

Parmi celles-ci, on retrouve cette scène classique où un jeune Nick Cave expose sa collection d’icônes religieuses et de pornographie tout en manœuvrant de manière malhabile (et avec un humour pince-sans-rire) un révolver. Le clash étonnerait s’il n’était pas précisément l’univers de Birthday Party : une bacchanale miltonienne, à l’image des paroles de la chanson qui donne son titre au film (« If this is heaven, I’m bailing out… »).

À cet égard, comme nous le montre White, le vidéoclip de la pièce « Nick the Stripper », dont le monteur fut nul autre que John Hillcoat (réalisateur de Lawless et The Proposition, avec qui Cave a collaboré à plusieurs reprises), aura su capter à la fois l’absurdité et l’autodérision des textes de Cave et la manière qu’avait le groupe d’incarner une version post-punk d’une peinture de Jérôme Bosch. Une pelote de rage et de folie qui aura joué près de 500 concerts en quelques années, souvent dans les pires conditions : quand elles n’étaient pas auto-infligées (malnutrition, dépendance à l’héroïne), elles étaient la réaction d’un public sur place pour invectiver le groupe que l’on qualifiait de « plus violent du monde » – il faut revoir cette photo sur laquelle un homme urine sur le bassiste Tracy Pew, alors récemment sorti de prison.

Avec la moitié de la formation disparue (Pew en 1986, Howard en 2009), le défi de l’histoire orale explique en partie la réutilisation d’un grand nombre d’entretiens passés. Outre Mick Harvey (qui fut l’homme sobre du groupe), on entendra donc Rowland S. Howard, guitariste le plus iconique de l’histoire du rock australien (après l’autre, en costume d’étudiant cornu) à l’époque où se préparait Autoluminescent (2011), documentaire dans lequel le toujours omniprésent Henry Rollins compare ce dernier à une version spectrale de Rimbaud souffrant de paludisme, qu’on aurait ramené d’Afrique. (Considérant que Rowland S. Howard est décédé à la suite de complications liées à l’hépatite C et qu’on peut voir en lui un musicien qui avait déjà plafonné dans la jeune vingtaine, on ne saurait que lui donner raison.)

Tracy Pew, bassiste dont l’image s’est progressivement éloignée de celle du cowboy simplet débauché, se voit ici enfin traité avec le respect qu’il mérite. L’une des descriptions les plus imagées de cet homme qu’on disait le plus brillant de sa cohorte est celle où Nick Cave se souvient de lui, glissant un concombre énorme dans ses pantalons de cuir avant de se retourner et de laisser entrevoir dans sa poche arrière un livre de Platon.

Les séquences d’animation signées Reinhardt Kleist, dont le roman graphique Mercy on Me (2017) est à placer au même rayon que l’érudite biographie de Cave signée Ian Johnson[5], viennent présenter ce que les archives excavées par White ne pouvaient fournir comme contenu. Ce faisant, le réalisateur s’assure de coller à l’esthétique du groupe (pensez ici à ce que Ralph Steadman a pu faire pour Fear and Loathing in Las Vegas), bien que le recours à l’animation s’avère peut-être le seul élément convenu[6] de ce documentaire, si l’on fait abstraction de l’apport extrêmement mince de Thurston Moore (Sonic Youth) et de Lydia Lunch, dont les témoignages, bien que sentis, cassent la promesse de « Birthday Party en leurs mots » en injectant probablement moins de dix secondes de contenu.

L’ultime séance d’enregistrement du groupe, qui se déroule dans une ancienne salle de réception nazie, au moment où le quatuor a déjà amorcé sa fragmentation (ayant laissé le batteur Phill Calvert derrière), annonce l’inévitable. La voix de Cave, qui semble si indéfectible en concert, est fragile. Les interventions entre les musiciens sont celles de collaborateurs qui ont hâte que le projet achève. Le groupe accouchera des titres qu’on retrouve sur Mutiny/The Bad Seed, dont « Sunny’s Burning » qui s’ouvre sur ces mots : « Hands up, who wants to die? »

L’influence qu’aura eue The Birthday Party sur la scène de Berlin[7] (et vice versa) est immanquablement abordée en contrepoint de leur débâcle londonienne. La présence au générique du nom de Wim Wenders comme producteur du film n’est pas anodine. D’ailleurs, dans Les ailes du désir, Wenders avait, peut-être même sans le savoir, capté l’essence du destin de la formation. Après une première séquence de concert, où l’on voit Rowland S. Howard au sein du groupe Crime and the City Solution (et où le chanteur Simon Bonney se contorsionne dans des poses rappelant celles de l’homme fort de Birthday Party), on assiste à une performance des Bad Seeds[8]. Nick Cave est assis et réservé. Le groupe entame alors la pièce « The Carny » : « And no one saw the Carny go, the weeks flew by / Until they moved on the show, leaving his caravan behind. »

[1] This Much I Know to Be True (2022), One More Time with Feeling (2016) et 20 000 Days on Earth (2014), qui se sont ajoutés à The Road to God Knows Where (1990) d’Uli M. Schueppel.

[2] Bad Seed, biographie publiée en 1996 par Ian Johnston, frère du peintre et occasionnel membre des Bad Seeds James Johnston, est à mon avis la plus réussie, bien qu’elle commence forcément à dater.

[3] Notons entre autres Dahmer (2022), La panthère des neiges (2021), Loin des hommes (2015), Lawless (2012), The Road (2009), The Proposition (2005), etc.

[4] Ces concerts ainsi que la séance d’enregistrement étaient jusqu’à récemment disponibles sur la version DVD de Pleasure Heads Must Burn(qui circulait autrefois sous forme de VHS) : https://www.fromthearchives.com/bp/videography.html#:~:text=%22Nick%20The%20Stripper%22%20is%20a,on%202x%2DFeb%2D81.

[5] Reinhard Kleist a d’ailleurs fini par immortaliser Nick Cave car le chanteur avait adoré son roman graphique autour de Johnny Cash paru en 2006. Je l’avais interviewé à ce sujet dans Le Devoir : https://www.ledevoir.com/lire/540397/mercy-on-me-dans-la-mare-aux-diables-de-nick-cave

[6] En ce sens, qu’il s’agisse des Cosmic Psychos ou des Stooges (dans le décevant documentaire de Jarmusch), l’animation semble de mise dans chaque portrait musical hérité du courant punk.

[7] Oliver Schutz, du groupe Die Haut, avec qui Cave enregistrera l’album Burnin’ the Ice, en 1983, et dont le batteur joindra ensuite les Bad Seeds, ira jusqu’à dire : « Their appearance changed everything… Clothes, how to behave, talk, walk… Everyone had spiky hair all of a sudden and pointy shoes. »

[8]Rowland S. Howard collaborera tout de même à quelques reprises avec les Bad Seeds, notamment à la version de la pièce des Velvet Underground « All Tomorrow’s Party » enregistrée par le groupe sur l’album Kicking Against the Pricks en 1986.


3 novembre 2023