My Trip to Al-Qaeda
Alex Gibney
par Helen Faradji
Publié en 2006, The Looming Tower : Al-Qaeda and The Road to 9/11 a valu un prix Pulitzer à son auteur, le journaliste du New Yorker Lawrence Wright. L’année suivante, il l’adaptait lui-même sur scène dans un spectacle en solo présenté off-Broadway. Aujourd’hui, le documentariste-star Alex Gibney (Enron : The Smartest Gays in the Room, Taxi to the Dark Side ) en tire un film, produit par HBO. Une même uvre, trois supports et une occasion toute trouvée de réfléchir activement aux rôles réels de trois grands piliers médiatiques de nos sociétés : le journaliste, le documentariste et le créateur.
Plus de 600 entrevues, dont certaines avec des membres actifs du réseau terroriste, près de 4100 pages de notes manuscrites, une connaissance aussi fine que profonde du terrain (il a notamment été professeur à l’université américaine du Caire dans les années 70) : Lawrence Wright fait partie de ces journalistes dont le travail, la méthode, la rigueur ont assurément permis une connaissance plus claire de cette nébuleuse qu’est Al-Qaeda. Historique, sociologique, mythologique, parfois même anthropologique, son approche multiple et complexe représente dignement cette conception du journalisme à l’ancienne, droite et honnête qui ne cherche ni à créer le spectacle, ni à stariser celui qui le pratique. Les informations sont là, nombreuses et claires, sans accents partisans ni prosélytisme : comment l’idéologie d’Al-Qaeda est née dans les prisons égyptiennes à la suite de l’assassinat du président Anwar el-Sadat en 1981, comment les martyrs en sont devenus l’arme principale alors que le Coran interdit le suicide, quel rôle a joué exactement Jamal Khalifa, beau-frère de Ben Laden et homme d’affaires respecté, comment l’ennui, la frustration et la peur ont pourri le Royaume d’Arabie saoudite
Mais Wright n’en est pas pour autant devenu un robot, un Tintin du nouveau millénaire. Bien au contraire. Devant les horreurs entendues, les faits macabres relatés, les meurtriers rencontrés, comment rester neutre, comment rester objectif? Comment se contenter de relater quand l’on est choqué, au plus profond de son être? Comment se détacher alors que sa propre fille est considérée par le FBI comme une personne à surveiller du fait de ses recherches? Ce sont ces questions que le journaliste, plongé autant dans un voyage au cur de l’organisation terroriste que de son propre système de valeurs et de sa morale, confronte fort intelligemment en investissant la scène, ces questions que le cinéaste Gibney creuse avec lui, sans nécessairement y apporter de réponse (il ne peut réellement y en avoir). Malgré les idées reçues et les clichés (oui, les Américains ont leur part de responsabilités dans le chaos du Moyen-Orient, oui Al-Qaeda commis des atrocités), My Trip to Al-Qaeda a cette particularité de singulièrement interroger la dimension humaine du travail de journaliste, celle que l’on doit s’efforcer de faire taire, celle qui ne peut s’empêcher de remonter à la surface de temps à autre. Et c’est là, exactement là, dans cet interstice entre l’homme et le professionnel que vient se nicher l’intérêt principal du film : celui qui se plonge, et nous force à plonger, dans cette zone grise, entre rationalité et émotivité, entre volonté de comprendre et puissance des sentiments, qui nous perturbe tous devant de tels événements.
Si le détour par le théâtre a permis à Wright de dérouler ces passionnantes questions, quel impact a alors celui par le cinéma? Si Gibney ne se prive pas une seconde de mettre en scène cette aventure, mêlant aux extraits du spectacle de Wright des images d’archives et de reportages, les noyant de musique dramatisante (la nouvelle et affreuse maladie des documentaires américains), reste que son film semble surtout motivé par l’idée de servir de véhicule, transparent et fluide, aux idées et au propos de Wright. Et si My Trip to Al-Qaeda sert une réflexion fouillée sur ce que peut et doit le journaliste (notamment en temps de guerre), il ne paraît aborder la question du rôle du documentariste qu’en négatif. Paradoxalement, ce qui constitue la force même du documentaire en révèle en miroir les faiblesses.
Pourtant, reste une grande question (trop) rapidement abordée par le film dans sa première demi-heure : quelle est la responsabilité de l’art, et de l’artiste, face aux grands bouleversements géopolitiques de notre planète? Sans se cacher, Wright énonce très clairement sa position ambivalente. En 1998, il co-écrivait le scénario de The Siege, un blockbuster tonitruant dans lequel, après des attaques terroristes islamistes à New York, la loi martiale était adoptée. Le film souleva l’indignation dans les pays arabes et mena à l’attaque d’un Planet Hollywood à Cape Town. Après les attentats du 11 septembre, il devint le film le plus loué aux États-Unis. Une étrange position pour Wright qui ne fit qu’accentuer son malaise, entre professionnalisme et culpabilité. Mais également lui donna l’occasion de questionner la réelle charge idéologique des uvres d’art. Un sujet en or pour un prochain documentaire d’Alex Gibney s’il se décidait enfin à outrepasser son simple rôle de capteur d’histoire
6 septembre 2012