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Critiques

Nallua

Christian Mathieu Fournier

par Gérard Grugeau

En 1942, dans l’île de Baffin, 27 personnes issues de 3 familles différentes mouraient dans des circonstances mystérieuses, mort que les recherches scientifiques tendent à attribuer depuis à la contamination de la viande de certaines espèces marines. Le choc fut si brutal à l’époque que la communauté en oublia de pleurer ses morts. Aujourd’hui, ceux qui restent vivent déracinés à Pond Inlet et le besoin de nommer cette histoire demeure criant pour les survivants. Nallua de Christian Mathieu Fournier est le récit de cette réappropriation d’une mémoire collective meurtrie qui cherche désespérément la paix à l’heure où les communautés inuit doivent s’adapter à un monde en mutation dont ils se sentent exclus.

À l’instar du très beau film de fiction Before Tomorrow (Le jour avant le lendemain) réalisé par Marie-Hélène Cousineau et Madeleine Piujuq Ivalu qui se présentait, sous la forme d’un conte, Nallua raconte lui aussi, mais sur le mode documentaire, un territoire, une culture et un mode de vie menacés. Menacés ici par l’exploitation minière, le tourisme de masse, le réchauffement climatique et une acculturation qui fragilise une jeunesse en détresse. À cheval sur plusieurs générations, Nallua est à la fois un récit de mémoire et de transmission, mais aussi de survivance, porté par les anciens. Trois ainées profondément marquées par cette tragédie survenue il y a plus de 70 ans assurent depuis lors une présence auprès des jeunes liés à ce deuil. À l’occasion d’un voyage en bateau sur les lieux du drame pour rendre hommage à leurs proches, voyage qui prend ici valeur d’une véritable catharsis, ces femmes partagent leurs blessures et leurs inquiétudes sous la tente alors que, dehors, en pleine nature, les enfants jouent sans se sentir appartenir à la culture nomade des ancêtres. Un fossé s’est creusé, inexorable, presque insurmontable. Aujourd’hui, tout est fragile, l’individualisme gagne, l’entraide s’effrite face au chômage, aux suicides et aux problèmes sociaux qui grèvent les communautés. Plus que jamais, la voix des anciens se fait nécessaire.

Au-delà du drame historique qui est au cœur du film et qui est resté gravé dans la mémoire de la communauté, c’est cette fragilité d’un équilibre compromis que capte la caméra de Christian Mathieu Fournier dans des paysages grandioses magnifiquement mis en valeur. Comme si la caméra attentive cherchait à arrêter le temps et à retenir dans ses rets l’essence même d’un mode de vie où l’homme et la nature vivent encore dans une relative harmonie. Fournier qui assure aussi la direction de la photographie est un peintre de la lumière. Certains plans en extérieur sont à couper le souffle et pourtant, le film échappe à la carte postale. Sans doute parce que les longs plans contemplatifs disent la mémoire des lieux, tout en étant porteurs d’une douleur sourde associée aux craintes de ces femmes, lesquelles savent que tout se défait, que des temps durs guettent et que le pire est sans doute à venir. Comme l’exprime d’ailleurs l’animateur de la radio locale qui redoute la fuite et la mort des animaux dans la région à cause du futur projet de mine. Alors que notre regard s’abandonne aux splendeurs de cet environnement à la beauté menacée, les bruits assourdis de la nature (le son d’un iceberg qui se brise, les cris des enfants au loin, les jappements des chiens de traineau, les bruits de la chasse au phoque sur la banquise) occupent l’espace sonore, nous immergeant dans la quiétude apparente de l’ile. Parfois un peu redondantes, bien qu’elles traduisent la routine d’un quotidien qui se répète, les scènes d’intérieur filmées avec une grande douceur recueillent la parole des ainées, enregistrent leurs activités et leurs silences, tout en traduisant un réel souci de transmission auprès des jeunes. Ces visages inoubliables, tannés par la vie, semblent alors saisis dans un temps suspendu, comme les gardiens d’une tradition endeuillée et inquiète, mais ô combien vivante. Tout naturellement, à l’écart de tout effet de mise en scène, Nallua fait corps avec ces femmes. Il prend soin de leurs voix et de leurs gestes pour la suite du monde.

La bande annonce de Nallua


1 avril 2016