Nashville
Robert Altman
par Helen Faradji
M*A*S*H, McCabe & Mrs Miller, The Long Goodbye, Thieves Like Us… En 1975, avant que ne sorte Nashville – qui n’aura pourtant pas le succès de ses prédécesseurs (un oscar pour la chanson de Keith Carradine et basta – mais il faut souligner que les concurrents de l’année s’appelaient Jaws, Dog Day Afternoon, Barry Lindon et One Flew Over the Cuckoo’s Nest!) – Robert Altman n’est plus un jeune perdreau de l’année. Mieux : il a déjà établi deux des traits qui font, et feront encore son cinéma, l’un n’allant d’ailleurs pas sans l’autre : la multiplicité et la nuance.
Multiplicité puisqu’il reste, aujourd’hui encore, impossible de ne pas considérer Robert Altman comme le grand (l’unique?) cinéaste des films choraux. Dans Nashville, la logique est même poussée à l’extrême. 25 personnages, tous – ou aucun – principaux, tous se croisant et se décroisant au gré de scènes où ils prendront chacun leur tour la parole et la place, souvent celles-là même qu’ils auront improvisées (Altman, comme l’explique la critique Molly Haskell dans ses notes accompagnant cette sortie du film chez Criterion, laissait sa caméra tourner dans ces bars et rues peuplés, sans prévenir ses acteurs, tous constamment affublés d’un micro, de qui, au juste, serait filmé!), dessinant alors les contours d’un film foncièrement démocratique, qu’Altman embrasse avec une minutie qui donne le vertige.
Mais mieux que la multiplicité, gadget ébouriffant qui peut effectivement faire du cinéma cette grande valse de la vie que l’on espère si souvent, Altman fait dans la nuance. La vraie. Celle qui rend Nashville multidimensionnel. Celle qui fait de ce fief de la country où tout le monde se balade qui, une mélodie en tête, qui, des paroles prêtes à être chantées, un passionnant laboratoire d’où observer l’Amérique en entier, ses contradictions et ses ambivalences au devant de la scène. Serveuses cherchant la gloire, rapidement, politiciens sillonnant les routes pour répandre leur bonne parole, stars débarquant là pour mieux profiter des avantages de leur statut, chanteurs tyranniques se réinventant en petits roitelets en costumes blancs, princesses revenant au pays, telle des saintes, après un accident, véritables vedettes (Julie Christie et Elliott Gould) venant brouiller encore les cartes jouées par un Altman se faufilant dans cet univers avec la discrétion et l’acuité d’un documentariste amoureux du plan-séquence (Pauline Kael n’avait pas hésité à écrire que ce film « would change the nature of filmmaking ») : tous sont là, levant le voile bien sûr sur les coulisses de cette industrie qu’est, en 1975, en train de devenir le monde de la musique, mais aussi sur ce que sont les transformations profondes affectant l’Amérique, et qui la bouleverseront pour toujours.
Captant tantôt la liesse populaire naïve et béta provoquée par les grands concerts des stars country, tantôt l’individualisme érigée en valeur fondamentale de l’American Way of Life, Altman filme en effet les contradictions d’un pays en plein chambardement. Les héros n’y sont pas ceux que l’on croit, l’information s’y mêle de plus en plus de divertissement, la vie publique et la vie privée deviennent des concepts poreux, le patriotisme s’y transforme en valeur-refuge, les hippies n’y sont pas révolutionnaires et les conservateurs pas si timorés…. Jusqu’à ce que la bulle explose, que la colère éclate et que des coups de feu soient tirés. Si les cinéastes ont souvent regardé l’Amérique tomber, sous les coups répétés d’un système capitaliste de plus en plus nocif, de moins en moins humain, Nashville pose la question encore plus ouvertement : l’utopie d’un pays plus juste, plus beau, plus digne a-t-elle vraiment jamais existé?
Emprunter la voie démocratique pour mieux parler d’un pays, et d’un monde, qui au fond ne l’a peut-être jamais été… avec une spontanéité jamais calculée, mais toujours profonde, en refusant les conventions d’un cinéma trop ouvertement social ou politique mais aussi de se laisser aller au désespoir : c’est jusque dans sa position de cinéaste qu’Altman incarne ce qu’il filme, incarne la façon dont il filme. Depuis lui, rares auront été les cinéastes aussi cohérents.
La bande-annonce de Nashville
12 décembre 2013