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Critiques

N’ATTENDEZ PAS TROP DE LA FIN DU MONDE

Radu Jude

par Carlos Solano

En 2009, Mark Fisher publie Le réalisme capitaliste, un incontournable essai où le théoricien britannique analyse les dynamiques idéologiques d’un régime économique et social, le capitalisme, tel qu’il s’est véritablement ancré dans le monde après la chute des modèles communistes. Fisher constate ce qui est désormais devenu évident aux yeux de n’importe quelle conscience politique éclairée : l’effondrement économique de 2008 n’aura pas servi à imaginer un modèle politique alternatif mais, à la place, aura permis d’affirmer que le monde est désormais devenu incapable de se concevoir en dehors du capitalisme. Conclusion devenue slogan à force d’être incontestable, écrira-t-il : il est plus simple d’imaginer la fin du monde que celle du capitalisme.

Le nouveau film de Radu Jude, N’attendez pas trop de la fin du monde, Prix spécial du jury à Locarno en 2023, évoque fortement et sur le ton de la satire, dès son titre, les postulats de Fisher. Angela (Ilinca Manolache, habituée du cinéma de Jude, foisonnante de registres), assistante de production pour une publicité sur la sécurité au travail, traverse Bucarest en voiture. Sa mission : recruter les mutilés de l’exploitation, non pas pour accompagner leur légitime colère mais pour alimenter les profits d’une multinationale autrichienne qui emploie comme sous-traitante la boîte roumaine pour laquelle elle travaille. Le corps blessé du capitalisme servira à la création d’une nouvelle entreprise, invitation à de nouvelles formes d’exploitation. Pour Jude, être un oublié de la société relève presque du privilège ou de l’utopie : ici, surtout lorsque tout est perdu, surtout lorsqu’il n’y a plus rien, surtout lorsque du corps il ne reste plus aucune force, le pouvoir apparaît pour multiplier sa fortune.

La leçon politique de Jude, une leçon possible pour comprendre la Roumanie postsoviétique et l’Europe du temps présent, passe par le corps d’Angela, sorte de précipité de contradictions. Exploitée à son tour (elle lutte pour ne pas dormir, elle combat la fatigue avec de la musique), Angela empile les paradoxes du système : elle formule sans complexes des propos racistes, reçoit des agressions sexistes depuis sa voiture, semble insensible à la misère des autres, exorcise son fascisme enfoui sous forme de caricature sur les réseaux sociaux façon Andrew Tate, peste sur les politiques européennes tout en ayant comme sonnerie pour son téléphone « L’hymne à la joie » de Beethoven. Elle est l’emblème du désillusionnement européen, à la fois victime et bourreau dans un jeu qui se mord la queue, où innocents et coupables se confondent sans que les règles du jeu ne soient jamais remises en cause.

jeune femme avec cellulaire prend un selfie dans une salle de bain

Elle ignore, pas nous, qu’une rencontre décisive détermine ses mouvements, peut-être son sort : monté en parallèle – ou en perpendiculaire, en contrepoint – avec de nombreuses scènes, Angela poursuit sa route (Lucian Bratu, 1981) se présente moins comme un antépisode du film de Jude, ce qu’il n’est toutefois pas interdit d’imaginer, que comme un objet d’étude politique et visuel pleinement assumé : ralenti, accéléré, parfois agrandi jusqu’à l’illisible, le film recyclé, conçu dans les heures grises du réalisme soviétique de Ceausescu (entre autres connu pour l’amour qu’il déclarait à la propagande) contraste par ses détails, par sa mise en scène, par sa flamboyance visuelle, par sa bonté apparente avec la vulgarité généralisée de N’attendez pas trop de la fin du monde, avec son noir et blanc très délavé, avec sa liberté formelle. Pour autant, Angela poursuit sa route ne se présente pas comme accès nostalgique d’une Roumanie précapitaliste mais s’amuse à provoquer un dialogue, un va-et-vient, un jeu de contaminations idéologiques entre un portrait de la propagande communiste et un film, celui de Jude, habité par les formes du capitalisme. Jude recadre les images de Bratu, détaille le film emprunté en allant chercher ce qui, de lui et malgré lui, fait encore question : les visages de quelques figurants abîmés par le travail, déflorant ainsi une esthétique de la dissimulation de la misère, l’histoire de celles et ceux que ni le régime communiste ni le régime capitaliste n’ont voulu voir.

Le film condense beaucoup d’idées (le suicide assisté de Godard est mentionné à la cantonade ; l’indiscipline de son style irrigue tout le film) et, parce qu’il refuse la gravité et postule la satire, amène sans cesse à se demander où se place Jude, et après lui le cinéma, dans ce monde où le capitalisme aurait tout absorbé. N’attendez pas trop de la fin du monde, mimant ce qu’il est désormais attendu de n’importe quel film festivalier, connaît en cours de route, sur et à propos d’une autoroute, un moment de bascule, une césure. Toujours dans sa voiture, Angela rapporte à la petite-fille de Goethe (Nina Hoss) l’un des phénomènes les plus énigmatiques du pays, un Triangle des Bermudes, l’existence d’une autoroute sur laquelle se seraient écrasées près de 600 personnes, deux fois plus que le nombre de kilomètres que fait la ligne d’asphalte. Les accidents mortels tiendraient, paraît-il, à une mauvaise signalisation. La petite-fille de Goethe, haut placée dans l’entreprise pour laquelle Angela travaille, réplique, étonnée, qu’il suffirait d’expliquer mieux aux gens comment échapper à la mort.

Le film se livre ensuite, comme pour prouver qu’Angela disait vrai, à une longue séquence (cinq fascinantes minutes en couleur) où s’enchaînent pierres tombales, autels et petits panthéons placés à différents endroits de l’autoroute de la mort. C’est un grand moment de suspension et de tranquillité dans un film qui manque de sommeil. Une succession vertigineuse de disparus, portrait mortuaire d’une Roumanie amnésique de toute forme de passé. Et le cinéma dans tout ça ? Que reste-t-il de son intégrité et de sa mise en scène, absorbées tant l’une comme l’autre par le capitalisme ? Le film se termine par le tournage de la publicité : les personnes recrutées posent assises devant la caméra, dans la cour d’un grand immeuble en béton typiquement soviétique. Le plan est fixe, mortuaire à sa façon : le film semble ainsi faire le deuil de lui-même, abandonner sa mobilité pour retrouver une immobilité presque lumiériste. Angela n’est plus vraiment là : les rôles s’inversent, elle n’est plus sujet du plan mais participe à sa fabrication. Avec et sans elle, le capitalisme poursuit sa route.


24 avril 2024