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Critiques

Ne te retourne pas

Marina De Van

par Romain Chareyron

Le corps et ses mystères ont depuis toujours fasciné Marina de Van, dont le cinéma est avant tout motivé par le désir de venir en révéler l’étrangeté fondatrice. En attestent les premiers courts-métrages de la jeune femme (Alias, réalisé en 1998, met en scène une jeune fille qui, le jour de son anniversaire, est tuée par la femme de ménage de la famille, cette dernière prenant sa place lors du dîner d’anniversaire sans que quiconque ne remarque le subterfuge) ainsi que sa collaboration avec François Ozon, autre grand metteur en scène du corps et de ses ambiguïtés (elle fut son actrice dans ses premières réalisations et ils ont coécrit les scénarios de plusieurs films, comme 8 Femmes ou Sous le sable). Cette exploration sans concessions de l’humain trouve son point d’orgue en 2002, lorsqu’elle réalise son premier long-métrage, Dans ma peau. Dans ce film, de Van se met en scène dans le rôle d’Esther, une jeune femme dont la vie ordinaire va basculer lorsqu’à la suite d’un accident, elle va pratiquer l’automutilation dans un processus de découverte de son corps qui va la pousser jusqu’à l’auto-cannibalisme.

Difficile par la suite de dépasser un tel choc esthétique et physique, tant le film nous amenait, sans jamais céder au sensationnalisme, au plus près des questionnements qui nous habitent tous quant au rapport que nous entretenons vis-à-vis de notre propre corps. Il faudra d’ailleurs sept ans à la réalisatrice pour finaliser son deuxième long-métrage, puisque Ne te retourne pas ne verra le jour qu’en 2009. Les moyens mis en œuvre ici expliquent sans doute en partie la raison d’une telle attente: casting de luxe (Sophie Marceau et Monica Bellucci), difficulté, de l’aveu même de la réalisatrice, à achever le scénario, et recours à des effets spéciaux de pointe sont venus grever le budget d’une production aux enjeux artistiques et financiers nettement supérieurs à ceux du précédent long-métrage. L’échec commercial du film, lors de sa sortie dans les salles françaises, explique sans doute qu’il arrive directement en DVD chez nous. Mais cette deuxième vie qui lui est accordée offre au spectateur l’opportunité de découvrir une œuvre qui, si elle n’arrive pas à égaler la précédente réalisation de Marina de Van, n’en demeure pas moins riche et complexe, en parfaite cohérence avec ses thématiques.

La vie de Jeanne (Marceau, dans un contre-emploi intéressant), jeune femme que nous découvrons plongée dans l’écriture de son premier roman, prend une tournure inquiétante lorsqu’elle constate une série de changements inexplicables, dans son entourage ainsi que dans son propre corps. Changements qu’elle semble être la seule à percevoir et qui l’entraînent au bord de la folie. La découverte, chez sa mère, d’une photographie va la conduire en Italie, sur les traces de son passé et vers la révélation d’un évènement qui va à jamais modifier son destin. Il est délicat de trop en dévoiler sur ce point, car, à l’instar de films tels Le Sixième sens, de M. Night Shyamalan, ou Les Autres d’Alejandro Amenábar, le récit de Marina de Van fonctionne sur le trauma d’un des protagonistes, dont l’acceptation va offrir un nouvel éclairage à ce que nous avons vu précédemment. C’est le cheminement psychologique du personnage de Jeanne qui intéresse avant tout la réalisatrice, et cette quête de soi permet à de Van de renouer avec ses thèmes de prédilection : la réalité dissimulée sous les apparences, la difficulté à se connaître et à comprendre ses actes.

Là où Dans ma peau déroulait une ambiance feutrée puisant dans l’imagerie horrifique, Ne te retourne pas est une œoeuvre plus lumineuse, baignant dans des tonalités plus chaudes, et le questionnement sur l’identité, s’il passe toujours par un travail sur le corps en tant que surface signifiante, ne se manifeste plus par la représentation viscérale d’actes de mise à mal de la chair. On retrouve néanmoins une continuité dans la démarche cinématographique de la réalisatrice, consistant à questionner le rapport au corps et à ce qu’il est convenu d’appeler la « norme » au cœoeur du processus narratif. En outre, la figure du monstre, autour de laquelle était articulé le premier film, est également présente ici, et la mise en scène — plus particulièrement, le travail sur le rapport des corps à l’espace — participe, là aussi, à rendre compte de l’étrangeté de ces derniers. Mais c’est davantage vers le Grotesque qu’il nous faut à présent chercher la source des influences du film. Par ce terme, nous entendons bien le travail consistant à faire de l’étrange et de l’invraisemblable le centre des préoccupations esthétiques d’une œoeuvre. C’est sans nul doute cet aspect du film qui a le plus décontenancé le public, puisque Marina de Van n’hésite pas à donner une traduction visuelle au questionnement identitaire de Jeanne, utilisant ainsi la technique du morphing de façon on ne peut plus originale (le visage de Jeanne devient un « collage » des traits de Sophie Marceau et de Monica Bellucci). Loin de tendre au ridicule, une telle démarche est parfaitement cohérente en ce qu’elle retranscrit l’évolution du personnage et son cheminement vers une vérité mortifère, mais néanmoins salvatrice. De plus, ce travail, lourd de contraintes techniques, rend évidente la maîtrise de la réalisatrice sur son œuvre et sur le propos qui est le sien, soulignant par là un vrai regard d’auteur sur un sujet délicat à aborder.

Si ce film diffère du précédent, c’est également en ce qu’il trouve son point d’ancrage dans l’enfance et ses blessures — à l’âme et non plus à la chair — dont on ne guérit jamais vraiment. Le récit fait alors appel à l’univers du conte, nous offrant des images d’une grande beauté baroque, et faisant du corps de l’actrice le lieu d’une collision temporelle, où passé et présent s’entremêlent, afin d’aboutir à la résolution finale, qui apparaît telle une élégie à l’enfance perdue dont il faut se délester pour continuer à vivre.

Pour toutes ces raisons, Ne te retourne pas est une œuvre résolument hybride, un film qui, de premier abord, se veut plus grand public que le précédent, mais qui cache mal — grand bien lui en fasse — les obsessions et questionnements de sa génitrice. Ainsi, ceux qui n’auront pas été échaudés par la rencontre initiale avec l’univers de Marina de Van découvriront avec plaisir que cette dernière sait prendre des risques et ouvrir son cinéma à des influences nouvelles qui viennent en enrichir la portée. Quant aux autres, on ne peut que leur recommander de s’aventurer dans ce monde singulier qui nous entraîne sur des terres trop rarement foulées par la production hexagonale.

 


18 novembre 2010