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Critiques

Nebraska

Alexander Payne

par Gilles Marsolais

Depuis About Schmidt (2002) et Sideways (2004), qui l’ont solidement implanté dans le paysage cinématographique américain, Alexander Payne se démarque par des films tels que Paris, je t’aime (2006) ou The Descendants (2011), qui a mérité l’Oscar du meilleur scénario. À Cannes cette année, il s’est imposé avec Nebraska, film à l’humour décapant qui a raflé le Prix d’interprétation masculine, attribué à Bruce Dern.

Mais, comme beaucoup de cinéastes contemporains qui refusent de jouer le jeu de l’industrie hollywoodienne du divertissement, Alexander Payne est assis entre deux chaises. Même s’il est identifié au cinéma indépendant américain, il ne serait pas assez « auteur » au goût de quelques rares critiques condescendants qui lui reprochent son succès public aux États-Unis. Ce malentendu tient sans doute au fait qu’Alexander Payne ne se facilite pas la tâche en se retrouvant, d’un film à l’autre, là où on ne l’attend pas.

Pourtant, on observe dans sa filmographie, en apparence éclectique, une tonalité qui lui est propre et une unité thématique qui s’expriment autant dans sa mise en scène et sa direction d’acteurs que dans les sujets abordés. Ainsi, Jack Nicholson campe la figure inoubliable de monsieur Schmidt, dans le film au titre homonyme, alors que George Clooney endosse avec élégance la désillusion d’une classe sociale à travers un drame familial situé à Hawaii, dans The Descendants. Par leur façon d’imposer et de faire vivre leurs personnages à l’écran, ces deux acteurs de générations distinctes réussissent pourtant généralement, et c’est le cas dans ces deux films illustrant la fin d’une certaine conception de l’Amérique et du monde, à imposer l’idée du cinéma d’auteur jusque dans le créneau d’un cinéma moins spécialisé. Bref, Alexander Payne est habile à créer des personnages qui existent vraiment à l’écran, personnages qui le plus souvent dérivent entre deux eaux, entre fantasme et réalité, et qui jettent un regard nostalgique sur le passé en fonction de leurs souvenirs sélectifs, façon noble comme dans The Descendants, ou façon plébéienne comme dans Nebraska.

Incidemment, ce dernier film, hors norme, à la texture épurée (en noir et blanc), s’offre comme un clin d’œil complice au cinéma d’auteur pur et dur des années 1980 (celui des Jarmusch, Coen et autres). Il contraste en apparence avec les réalisations précédentes d’Alexander Payne, mais on y retrouve pourtant le même filon thématique. Nebraska, qui semble appartenir à une autre époque, nous parle d’aujourd’hui, d’une certaine idée de l’Amérique contemporaine et conservatrice, accrochée à ses souvenirs et à ses rêves. Loin d’être gratuit, le choix du noir et blanc dispense de la lourdeur explicative. Il correspond au mode de vie d’un petit monde emprisonné dans son quotidien monotone du Midwest, étouffant d’ennui dans un climat socioéconomique peu favorable, comme l’illustre aussi le recours aux faux souvenirs par les « amis » retrouvés inventant d’anciennes dettes pour arnaquer le vieux (qui ne saurait quoi faire de son butin de toute façon).

Nebraska fonctionne sur le principe du road movie, récurrence que le réalisateur revisite et subvertit de mille et une façons de film en film (Sideways, About Schmidt). Ici, en se déplaçant du Montana au Nebraska, les personnages (un père gâteux, qui croit naïvement avoir décroché le gros lot à la loterie, et son fils généreux qui consent finalement à entrer dans son jeu) sont brutalement ramenés de l’immensité du paysage à la mesquinerie des gens qu’ils croisent sur leur chemin, sur le plancher des vaches. Ces deux personnages, qui ne quittent la campagne que pour se retrouver dans des villages en déclin, immobilisés dans le temps, arpentent, chemin faisant, le territoire intérieur de l’amour filial. Voyez comment le père, par pudeur, détourne furtivement son regard admiratif.
Mais, dans ses films Alexander Payne dose subtilement la romance, la comédie et la critique sociale, en aménageant des effets de surprise et des situations cocasses, sans verser dans la satire même si le trait est parfois cruel. C’est dire que l’on a affaire à un cinéma intelligent qui fonctionne sur le registre du comique intériorisé, mais qui parvient néanmoins à désarmer le spectateur – pour peu que celui-ci ait le moindrement le sens de l’humour –, comme l’atteste le punch final par lequel la fierté et la dignité reprennent leurs droits.

Certes, les films d’Alexander Payne ne révolutionnent pas le langage cinématographique, mais ils observent l’humanité au moyen d’un regard singulier. Sous ses dehors feutrés, Nebraska n’en propose pas moins une autre critique implacable, et fort juste, de l’Amérique profonde.

 

La bande-annonce de Nebraska

Ce texte est paru originellement dans le numéro 164 de la revue 24 Images


28 novembre 2013