Nelly
Anne Émond
par François Jardon-Gomez
Depuis la mort de Nelly Arcan en 2009, son mythe ne cesse de grandir. Peu d’écrivaines contemporaines ont autant fait parler qu’elle, aussi bien pour son passé de prostituée et sa personnalité publique que pour la langue crue de ses romans. Nelly aurait pu être un grand film, reposant sur un sujet qui fascine et qui intrigue, porté par une approche narrative éclatée. Que le résultat final soit somme toute assez peu inspirant n’en est que plus décevant.
Le film n’est pourtant pas sans qualités. Certains choix de mise en scène sont efficaces, à défaut d’être originaux : la démultiplication du visage d’Arcan dans les miroirs rappelle judicieusement l’éclatement psychologique du personnage, tandis que l’utilisation récurrente du (très) gros plan, du flou et du zoom-in sur Nelly permet de l’isoler dans le cadre, pour marquer qu’elle évolue toujours déjà à côté du monde. Fragmenter Nelly en quatre « personnalités » – cinq en comptant l’adolescente – permettait d’adopter une forme libre et elliptique qui s’éloigne du biopic classique (façon I’m Not There, qui employait sensiblement la même stratégie pour Bob Dylan). De cette façon, Anne Émond pouvait espérer saisir la complexité de cette femme pétrie de contradictions – souvent assumées et revendiquées – et, à défaut de percer le mystère, réfléchir sur son caractère insaisissable. Mylène Mackay, qui se glisse dans les différentes peaux de Nelly, porte en bonne partie le film sur ses épaules, jouant tour à tour la vulnérabilité, la séduction ou la folie avec aisance.
Or, la structure a priori éclatée du film finit par n’être qu’apparence, puisque toutes ces personnalités vivent à peu près le même arc narratif, de l’ascension fulgurante jusqu’au sommet à la chute brutale et inévitable. Plutôt que d’ajouter à l’inéluctable tragédie qui semble peser sur Arcan dès son enfance, l’effet d’accumulation finit par lasser. Chaque segment expose sensiblement la même thèse – le mal de vivre d’Arcan la ronge dans toutes les sphères de sa vie, rien ne semble pouvoir la sauver d’elle-même – et le film tourne en rond. Le récit souffre également d’un manque d’équilibre entre chaque partie, alors que la figure médiatique est à peine esquissée dans quelques scènes de fantaisie, qui sont pourtant parmi les plus fortes de l’œuvre. Dans ces moments-là, le film respire, il vibre, la mise en scène s’emporte et on se désole que les autres parties soient aussi platement présentées.
Nelly déçoit surtout lorsqu’il aborde l’auteure, celle dont l’entrée dans le milieu littéraire – avec Putain en 2001 et Folle en 2003 – a eu l’effet d’une bombe. Écrivaine de grand talent, Arcan avait un souffle et une voix littéraires d’une violence âpre, au service d’une poétique de l’abject qui n’épargnait personne. Or, jamais Nelly ne fait ressentir la fascination littéraire que causait Arcan ; au contraire, cet aspect de sa vie n’est pratiquement pas abordé. Deux ou trois scènes avec son éditeur qui lui rappelle qu’il adore son œuvre et une courte discussion avec une postière en admiration ne suffisent pas à sauver la mise. Lorsqu’on fait entendre des extraits des romans d’Arcan en voix off, ceux-ci ne servent qu’à exposer le mal-être de Nelly et, pire encore, ils sont dits avec une voix désincarnée et morne qui réduit à néant toute la puissance des textes.
Ces reproches seraient anodins si Nelly réussissait à ne pas se piéger en rabattant la vie d’Arcan sur son œuvre et vice-versa. Émond finit, malgré elle, par reproduire le discours médiatique qui entourait la publication de chaque roman – allant jusqu’à renommer Nelly le dernier livre qu’Arcan écrit avant son suicide –, accordant plus d’importance au passé de prostituée du personnage qu’à tout le reste. Il faudrait alors retourner contre la cinéaste le reproche qu’adressait l’écrivaine aux médias : encore une fois, on s’intéresse plus au côté scandaleux de sa vie et de sa personnalité qu’à son écriture. Nelly aurait pu essayer d’épaissir le mystère entourant son personnage, ce à quoi on se serait attendu avec la narration éclatée. Le film essaie plutôt de nous la rendre accessible, voire de la psychologiser, en s’appuyant finalement sur des techniques du biopic traditionnel (notamment avec les scènes d’adolescence, sensées révéler la source du mal-être de Nelly/Isabelle), sans que ce soit convaincant.
« Chez moi écrire voulait dire ouvrir la faille, écrire était trahir, c’était écrire ce qui rate, l’histoire des cicatrices, le sort du monde quand le monde est détruit. Écrire était montrer l’envers de la face des gens et ça demandait d’être sadique, il fallait pour y parvenir choisir ses proches et surtout il fallait les voir follement aimés, il fallait les pousser au pire d’eux-mêmes et vouloir leur rappeler qui ils sont. », écrit Arcan dans Folle. Émond n’a pas trouvé la manière de faire entendre cette voix et son film ne peut qu’en souffrir.
La bande annonce de Nelly
26 janvier 2017