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Critiques

Nénette

Nicolas Philibert

par Damien Detcheberry

Conclusion personnelle d’une discussion récente sur la spécificité de la salle de cinéma : quel est l’apport principal de la salle sur les autres supports de visionnement d’un film ? Si le DVD constitue l’artefact idéal du collectionneur cinéphile compulsif (si au moins deux de ces trois mots vous concernent, consultez un médecin), si la VOD ouvre la voie à l’accessibilité totale des films sur écrans petits ou grands, la salle seule conserve le privilège en ce qui concerne un paradoxe envoûtant qui jusqu’ici a traversé les âges : l’intimité avec une œuvre partagée avec des inconnus. L’expérience unique de la salle de cinéma, ou comme l’a joliment écrit Louis-Ferdinand Céline, « ce petit salarié de nos rêves, on peut l’acheter, lui, se le procurer pour une heure ou deux, comme un prostitué.» Quel luxe plus délicieusement frivole en effet, plus exotique en ces temps bassement matérialistes, que de pouvoir encore acheter, plutôt que la «chose» elle-même, le temps de la « chose » ? On se paie, le temps d’un film, un moment de captivité consentie, un coït ininterrompu en celluloïd, sans zapping, sans pause possible, idéalement sans sonnerie de téléphone.

Pour qui vibre toujours au fantasme nonchalant des instants volés et des vies vécues par procuration, peut-on imaginer moment d’intimité plus approprié qu’une heure passée en compagnie de la Madame Bovary des primates ? Elle s’appelle Nénette. Elle est l’attraction principale de la ménagerie du Jardin des Plantes à Paris, qu’elle occupe depuis plus longtemps que n’importe quel membre du personnel : à un peu plus de 40 ans, cet orang-outan voit défiler devant sa vitre près de 600 000 personnes chaque année, de quoi rendre jaloux bien des producteurs de cinéma. Mais comme elle ne s’exprime pas, les visiteurs le font à sa place : ils crient, s’esclaffent, se moquent, philosophent et s’épuisent en conjectures sur sa psyché mystérieuse.

Si nous sommes également captifs, c’est qu’à l’instar de Flaubert, Nicolas Philibert -– Être et avoir (2001), La moindre des choses (1996), Retour en Normandie (2007) -– n’a d’yeux que pour son égérie. D’où le dispositif du film : si l’on entend les commentaires des visiteurs, à l’image nous ne voyons pas un visage humain, à peine des ombres sur les parois de la prison de verre qui sert d’habitat à Nénette depuis sa capture en 1972. À elle le monopole de l’image, puisqu’elle n’a jamais eu l’opportunité de commenter son étrange existence en compagnie des hommes. A l’écran donc, Madame rêve, change plusieurs fois d’amants, dévergonde son fils, s’ennuie… Et se livre sans pudeur, mettant le spectateur dans la position incongrue, mais loin d’être inintéressante, d’un voyeur qui paie pour voir une exhibitionniste. Si le cinéma est la prostitution du rêve, Nénette y fait indéniablement office de madone sublimée des rues rouges d’Amsterdam: fatiguée et noble derrière sa vitrine, fanée, mais indifférente comme une guenon à qui l’on n’apprend plus à faire la grimace.

Permettez alors que l’on regrette que Nénette ne trouve pas sa place dans les salles de cinéma et fasse uniquement l’objet d’une sortie DVD au Québec. L’intérêt d’observer Nénette en très grand, d’examiner longuement ses paumes et ses doigts si semblables aux nôtres, ce visage parcheminé aux mille interprétations possibles, ce regard impénétrable qu’ont les muses, comme un miroir où l’on découvre plus sur soi-même que sur celle qu’on observe, tout ceci fonctionnera-t-il toujours en petit ? On imagine Nénette, d’icône naturaliste couchée sur toile, redevenir simple prisonnière d’un bocal, vulgaire et fugace attraction télévisuelle d’une soirée solitaire, entre le documentaire animalier et l’émission de télé-réalité. Reste qu’un peu de Nénette espionnée à travers une lucarne vaut tout de même mieux que pas de Nénette du tout, et que, quoi qu’il arrive, Nénette possèdera toujours une qualité essentielle qui fait défaut à tous les participants des émissions de télé-réalité : la décence de ne jamais parler pour ne rien dire.

La bande-annonce de Nénette:


25 mai 2011