Never Let Me Go
Mark Romanek
par Romain Chareyron
« Vis aujourd’hui comme si tu allais mourir demain! » Une telle assertion s’applique on ne peut mieux aux personnages du nouveau film de Mark Romanek (One Hour Photo), Never Let Me Go. En portant à l’écran le roman éponyme de Kazuo Ishiguro (The Remains of the Day), le réalisateur suit, dans l’Angleterre des années 1970 aux années 1990, les destins croisés de trois compagnons d’infortune : Tommy (Andrew Garfield), Ruth (Keira Knightley) et Kathy (Carrie Mulligan). Infortune car ces derniers se révèlent être des clones façonnés à l’image des humains et dont le seul but, une fois atteint l’âge adulte, est de fournir ces derniers en organes vitaux, jusqu’à en mourir.
Ancré dans un contexte historique et social parfaitement réaliste, le film, construit en trois parties, montre la progression de ces martyrs des temps modernes vers un futur inéluctable sur lequel ils chercheront désespérément à avoir une emprise. Tout l’enjeu scénaristique et visuel du récit sera alors de faire fusionner la petite et la grande histoire, entremêlant les trajectoires sentimentales des héros et la fatalité de leur condition, brassant dans un même mouvement les codes du film d’anticipation et ceux du mélodrame. C’est d’ailleurs sur sa faculté à maintenir – ou non – l’équilibre entre ces influences et à en exploiter tout le potentiel dramatique que va se jouer la réussite de l’entreprise.
Dès les premiers plans, sur un pensionnat de la campagne anglaise, le film instaure, en mode mineur, un phénomène de dissension entre l’être et le paraître qu’il ne cessera de creuser au fil du récit. À l’instar de ceux du Village des Damnés, les enfants aux doux visages qui habitent les lieux se révèlent progressivement comme des êtres « différents », et le cadre bucolique où se déroule l’action livre peu à peu ses noirs secrets. C’est cette partie, pivot de l’intrigue, qui apparaît comme la plus faible des trois. La révélation, faite simultanément au spectateur et aux enfants sur la véritable nature de ces derniers, arrive très – trop – tôt dans le film, sans avoir permis au récit de construire une dramaturgie propice à un tel dévoilement. De plus, l’absence de réaction de la part des enfants, de même que la façon dont le film, à l’inverse du roman, élude les implications humaines et morales de tels actes, en phagocytent quelque peu la portée.
Le récit parvient cependant à redresser la barre et à palier la carence générée par cette ellipse initiale lorsqu’il suit le trio dans l’âge adulte, et que l’angoisse du jour où ils seront appelés à accomplir leur funeste destinée devient une réalité de plus en plus concrète. Le véritable enjeu du film se trouve alors dans la tension produite par le décalage entre les aspirations des personnages à donner un sens à leur existence et cette impossibilité ontologique à se projeter dans une vie au-delà des limites imposées par leur état. D’une telle dichotomie naissent l’originalité du film et ses moments les plus forts car, en faisant de ses protagonistes des êtres en marche vers leur mort, il offre par la même occasion une réflexion sur la capacité inhérente à l’image filmique de fixer pour toujours des instants fugaces, avant que le temps ne les engouffre à tout jamais. De là émergent la mélancolie et la beauté élégiaque qui traversent certaines scènes, et culminent dans les dernières minutes du film, où Kathy (Carrie Mulligan, parfaite d’intensité et d’émotions contenues), dernière survivante du groupe, s’interroge sur ce qui fait la valeur d’une vie.
Lorsque, dans le dernier acte, le nud dramatique se resserre et la tragédie touche finalement les protagonistes, la caméra, qui s’attarde sur les visages, nous amène au plus près de leurs souffrances et de leurs épreuves. Dans ces moments-là, le film apporte, tout en délicatesse, la réponse à la question que certains se posaient concernant les clones: oui, ces derniers ont une âme, et c’est elle qui est le cur palpitant de ce film.
7 octobre 2010