Never Rarely Sometimes Always
Eliza Hittman
par Charlotte Selb
En 2014, les RIDM présentaient Buffalo Juggalos, un court métrage de l’Américain Scott Cummings, qui offrait à mi-chemin entre la performance filmée et l’expérience sociologique une incursion intrigante dans l’univers des fans du groupe Insane Clown Posse dans la ville au nord de l’État de New York. Au cours du tournage, Cummings et sa partenaire Eliza Hittman, pour laquelle il agit à titre de monteur, remarquèrent aux abords de cet environnement marginal une musicienne et chanteuse amatrice de 14 ans. Six ans plus tard, Hittman proposait à la jeune fille d’auditionner pour le rôle principal de son troisième long métrage, Never Rarely Sometimes Always. Il n’est pas étonnant que la réalisatrice ait trouvé l’authenticité recherchée chez Sidney Flanigan, cette non professionnelle de Buffalo tout juste sortie de l’adolescence avec néanmoins une certaine expérience de la performance. Si le film s’est vu remettre le Prix spécial du jury à Sundance pour son « néoréalisme » (avant de remporter l’Ours d’argent à la Berlinale), le naturalisme chez Hittman est teinté, comme dans ses films précédents It Felt Like Love (2013) et Beach Rats (2017), d’une poésie mélancolique, voire d’un certain onirisme qui perce occasionnellement le registre du réalisme pur.
Never Rarely Sometimes Always s’ouvre ainsi sur un talent show, un concours de variétés d’école secondaire où le personnage de Flanigan, Autumn, interprète dans un de ses rares moments d’extériorisation « He’s Got the Power », une chanson sur les blessures de l’amour (ou la masculinité toxique ?). Avec son imitateur d’Elvis, son public étrangement rétro et son éclairage lynchien, le spectacle contraste avec l’hyperréalisme des scènes suivantes, alors qu’une insulte lancée à Autumn sur scène nous ramène à la brutalité de la misogynie ordinaire dans une petite ville rurale de Pennsylvanie. L’adolescente de 17 ans, réservée et peu loquace, laisse rarement paraître ses émotions alors qu’elle fait face à une grossesse non désirée, un environnement familial difficile, et des conditions de travail de caissière humiliantes. Établissant par quelques rares dialogues et beaucoup de regards expressifs l’amitié entre Autumn et sa cousine Skylar (Talia Ryder, aussi excellente que sa comparse), le film pose les bases d’une thématique centrale du récit : la compréhension intuitive et la solidarité féminines, observées avec d’autant plus de délicatesse et d’affection que la cinéaste ne cherche pas à les idéaliser.
Hittman fait preuve de la même finesse dans son portrait des droits reproductifs aux États-Unis, n’évoquant jamais directement les restrictions à l’accès à l’avortement ajoutées dans plusieurs états américains sous l’administration Trump ou les récentes menaces à l’arrêt Roe v. Wade. La réalisatrice évite heureusement tout ton activiste ou didactique, toute surdramatisation ou tout sentimentalisme, mais le choix d’Autumn de terminer sa grossesse n’en devient pas moins un parcours de la combattante dans le scénario épuré d’Hittman. Obligée en Pennsylvanie d’obtenir l’accord parental pour recevoir une IVG et confrontée à la sollicitude d’une travailleuse pro-vie à sa clinique locale, Autumn part avec Skylar à New York, où les deux jeunes filles devront passer trois jours sans logement avant de réussir à obtenir la procédure – payante. Leur odyssée leur fait croiser le chemin de Jasper (le Québécois Théodore Pellerin), un jeune homme dragueur dont la serviabilité mêlée d’insistance suscite un malaise plus insaisissable que celui provoqué par les personnages masculins du début du film, davantage caricaturaux.
L’ambiance anxiogène du film, servie à merveille par la direction photo d’Hélène Louvart (Heureux comme Lazzaro, La vie invisible d’Eurídice Gusmão) qui saisit tout le caractère inhospitalier et indifférent de la métropole, trouve son apogée dans l’une des scènes les plus bouleversantes de ce début d’année 2020. Alors qu’Autumn rencontre une travailleuse sociale bienveillante qui l’interroge en hors champ sur sa sexualité et son historique d’abus, le visage jusqu’ici inexpressif de l’adolescente se décompose peu à peu, et elle peine à trouver les réponses appropriées parmi les quatre proposées : jamais, rarement, parfois, toujours. Bien qu’une véritable travailleuse sociale interprète la conseillère et que le questionnaire soit véridique, la répétition lancinante des quatre adverbes éloigne la scène du réalisme pour l’amener dans le champ de la poésie, à la fine démarcation entre la cruauté et la douceur, l’angoisse et le soulagement, le traumatisme et l’endurance. Un moment de cinéma tourné de main de maître, devant et derrière la caméra.
Never Rarely Sometimes Always est accessible sur Itunes et Amazon Prime.
10 avril 2020