NICKEL BOYS
RaMell Ross
par Bruno Dequen
“That’s what the school did to a boy. It didn’t stop when you got out. Bend you all kind of ways until you were unfit for straight life, good and twisted by the time you left.”
Colson Whitehead, The Nickel Boys
Au début des années 2010, la découverte de centaines de tombes anonymes sur le terrain floridien de la Dozier School for Boys a confirmé ce que de nombreuses personnes craignaient et dénonçaient depuis longtemps. Pendant des décennies, cette école avait systématiquement exploité, puni et battu, parfois jusqu’à la mort, ses élèves noirs. Une révélation qui n’était bien entendu pas sans rappeler les nouvelles presque simultanées concernant nos pensionnats autochtones. C’est de cette prémisse documentaire que s’est nourri Colson Whitehead, également auteur de The Underground Railroad, pour son roman The Nickel Boys en 2019.
Aussi justement indignée que dénuée de tout sentimentalisme, la plume de Whitehead invente le récit de l’amitié entre Elwood et Turner, deux élèves de l’école – fictive – Nickel à la fin des années 1960. Tout au long du livre, la trame principale est entrecoupée de passages sur la vie d’Elwood après l’école, jusqu’au temps présent. Concis, bouleversant et capable de hanter en quelques mots à peine (« Even in death the boys were in trouble » ne me quitte pas depuis), le roman de Whitehead aurait pu donner lieu à une belle adaptation sensible et classique permettant au plus grand nombre de s’indigner du racisme passé et présent, tout en versant une larme sur le sort de deux jeunes hommes victimes de leur époque. Ce n’est absolument pas le cas.
Pour son premier film de fiction, RaMell Ross n’aurait pu aller dans une direction plus opposée à cela. Elliptique au point de désorienter, presque entièrement filmé selon des perspectives subjectives et entrecoupé d’archives, Nickel Boys est non seulement une proposition radicale dans le contexte du cinéma hollywoodien, mais une œuvre qui, malgré l’évidence de certains procédés, ne se livre pas aisément. Certes, celles et ceux qui avaient découvert Ross avec son documentaire primé Hale County This Morning, This Evening (2018) pouvaient s’attendre à une démarche singulière. Tourné au sein d’une petite ville d’Alabama, Hale County…annonçait l’émergence d’une voix unique, stimulante mais également difficile à appréhender. Photographe de formation et enseignant, Ross privilégie en effet une approche exploratoire qui cherche à mettre en scène de façon authentique une expérience afro-américaine trop souvent occultée, instrumentalisée ou soumise aux codes de représentation dominants.
Dans Hale County…, ces préoccupations s’incarnaient à travers une alternance entre l’observation sans filtre en temps réel de moments apparemment anecdotiques et des segments esthétisés privilégiant le time-lapseet cherchant à sublimer la nature comme dans un film de Terrence Malick. Dans Nickel Boys, ces principes expliquent certainement le choix d’une perspective permettant à Elwood (Ethan Herisse) et Turner (Brandon Wilson) d’être l’origine et non uniquement l’objet des images. De même, on comprend le choix que fait Ross, fidèle en cela à Whitehead, de reléguer presque toute la violence à l’extérieur du cadre. Les cas de dénonciation du racisme sous forme de spectacle cinématographique ne manquent pas.
«How do we not frame someone? » Cette question, ouvertement posée dans Hale County…, hante chaque moment du cinéma de Ross. Usant habilement du double sens du verbe, la phrase explique en grande partie ce que ses films tentent d’éviter : l’instrumentalisation – visuelle ou narrative – des personnages. Totalement justifiable d’un point de vue théorique, cette ambition a toutefois comme conséquence de nous inciter dans un premier temps à remarquer ce que le film ne fait pas. Ainsi, on pourrait dire que Nickel Boys ne nous explique pas clairement le fonctionnement de l’école, qu’il accumule les ellipses et les changements de perspective au point de rendre parfois opaque le déroulement de l’histoire et, surtout, que son dispositif (trop) visible limite le travail des interprètes, envers lesquels nous aurions aimé déployer davantage d’empathie et d’émotion. Toutes ces observations sont valides. Il est même surprenant que le film ait été produit par la même compagnie (Plan B) qui avait été à l’origine du très mélodramatique 12 Years a Slave de Steve McQueen (2013).
Aux antipodes de la démarche d’adaptation de McQueen, Ross considère que l’essence de l’œuvre de Whitehead ne réside pas dans ses rebondissements. Après tout, des destins comme ceux d’Elwood et de Turner et des institutions comme la fictive Nickel, nous en avons malheureusement déjà entendu parler, sous une forme ou une autre. D’ailleurs, Sidney Poitier jouait dans des films engagés, nous rappellent Whitehead et Ross en citant The Defiant Ones (Stanley Kramer, 1958), avant même l’époque représentée par Nickel Boys. Tout en conservant, à quelques exceptions près, le squelette du livre, Ross s’intéresse davantage à la puissance vitale des mots de Whitehead. Il comprend que l’émotion que cherche à transmettre le romancier n’est pas liée à l’habituelle catharsis du mélodrame engagé. « There was no higher system guiding Nickel’s brutality, merely an indiscriminate spite, one that had nothing to do with people. » L’écrivain combat un passé honteux avec ce qui a trop longtemps été effacé : les vies elles-mêmes, dans toute leur profondeur.
Nickel Boys alterne ainsi sans cesse entre deux approches. À travers l’inclusion d’archives et l’ambiguïté de certains points de vue, le film maintient une certaine distance afin d’universaliser les expériences d’Elwood et Turner, victimes, comme tant d’autres avant et après eux, du racisme qui ne cesse de ronger leur pays. Simultanément, le film refuse de limiter ses personnages à leur réalité victimaire. Elwood n’est pas un cas d’école. Au début du film, alors qu’il est encore au secondaire à Tallahassee, Elwood entre dans un bus. En s’asseyant sur l’un des bancs autorisés à l’arrière du véhicule, il aperçoit le regard méprisant d’un passager à l’avant. Depuis plus d’un demi-siècle, Rosa Parks et les récits d’innombrables films et romans ont momifié ce type de scène dans notre mémoire collective. Or, RaMell Ross transcende cet inévitable sentiment de déjà-vu. En adoptant la vision d’Elwood, il nous fait ressentir de façon quasi physique le mépris d’un tel regard. Mais ce moment ne dure toutefois que le temps d’un clignement d’yeux, car l’attention d’Elwood – et la nôtre – est immédiatement détournée par la présence d’une petite fille souriante qui s’amuse à ramper sous les bancs. Oui, Elwood, c’est un jeune noir qui a subi la discrimination de son époque. Mais c’est aussi, et surtout, un regard sensible qui était capable de voir la fatigue derrière l’éternel sourire de sa grand-mère, d’observer avec fascination la chorégraphie presque synchronisée des jambes de femmes – blanches et noires – dans un magasin et de regarder la cime des arbres en pensant à l’exploration spatiale, tout en méditant sur le fait que des anneaux utilisés pour les pendaisons font désormais partie des troncs eux-mêmes. Si la mise en scène de Ross demeure à certains égards trop systématique et conceptuelle pour son bien, Nickel Boys atteint, dans d’innombrables instants comme ceux-ci, un niveau d’évocation rare. Chaque vie est différente. Personne d’autre ne voit le monde comme Elwood. Et c’est justement ça qui devrait nous émouvoir et nous hanter à jamais.
14 février 2025