NIGHTMARE ALLEY
Guillermo del Toro
par Cédric Laval
La première scène du film prend une dimension fondatrice évidente : un homme fait glisser dans le trou d’un plancher un cadavre empaqueté, avant de mettre le feu au cadavre, à la maison qui le contient et, conséquemment, à un passé qu’il cherche à fuir. Lorsque l’homme s’éloigne dans la campagne déserte, le feu qui embrase le lointain se veut régénérateur : de ses cendres doit naitre un individu nouveau, prêt à recommencer sa vie. Dans la séquence suivante, Stanton Carlisle (Bradley Cooper) est tiré de son sommeil, au terminus de la ligne qu’il a pris pour fuir, et sa trajectoire est orientée par celle d’un nain vers une autre lueur qui fait rougeoyer l’horizon, une fête foraine où se presse une foule avide de sensations fortes. Que le début de sa nouvelle vie prenne la forme d’un terminus a sans doute quelque chose d’ironique pour Stan. Que les flammes de l’incendie régénérateur s’éteignent dans l’humeur suintante de cette fête foraine, obligée de baisser chapiteau sous une pluie d’orage, et l’ironie se confirme : Stan a fui un cauchemar pour s’éveiller au milieu d’un autre, sans que la purification par les flammes soit possible…
Guillermo del Toro excelle à filmer des lieux à la marge, comme cette foire aux monstres, qui convoque à la mémoire des souvenirs cinéphiliques puissants. Il aime montrer la difformité des corps et des âmes, dans des univers où la fantasmagorie s’entrelace au réel, où les échappées vers l’imaginaire colorent la palette grisâtre de la vie. La direction artistique de la première partie du film force l’admiration, bien aidée par la photo de Dan Laustsen : on découvre, en même temps que Stan, une communauté tissée serrée par les menaces d’expulsion, qui exploite sans vergogne les penchants malsains d’une clientèle aimant à contempler les misères d’autrui. Entre le boniment assumé des forains et les haut-le-cœur hypocrites de la foule, on devine vers qui va la sympathie du cinéaste. Chez del Toro, la monstruosité n’est pas là où on la croit d’ordinaire, et les sombres recoins de ce carnaval charlatanesque recèlent davantage d’humanité que les riches salons d’une urbanité sans âme, où basculera la seconde partie du film.
En changeant de lieu, Stan change aussi de costume, de gestuelle, de personnalité. La vulnérabilité attachante de l’homme errant cède la place à l’assurance hâbleuse du charlatan, à qui tout réussit : les gens de la haute société tombent dans le piège de ses fausses divinations, et même une éminente psychologue, Dr Lilith Ritter (Cate Blanchett), ne parvient pas à faire tomber le masque de l’imposteur. Reconnaissant son égale derrière l’armure froide de la clinicienne, Stan va lui proposer un marché : en lui révélant quelques-uns des secrets des âmes qui se confient à elle, elle lui permettra de mieux les berner, en leur extorquant des sommes d’argent de plus en plus faramineuses, qu’ils se partageront ensuite. Où l’on découvrira que la perméabilité aux mensonges n’est pas l’apanage de la populace…
Plus que la dualité intérieure de l’individu, vers laquelle nous oriente le boniment d’un forain (« Est-ce une bête ou un homme ? »), la thématique de la manipulation est la plus féconde, qui rattache le film à des préoccupations contemporaines. Difficile de ne pas voir, derrière ces mensonges auxquels une foule consentante accepte de croire, une mise en garde contre les fake news qui ont pollué la vie politique américaine des dernières années. Mais le message n’est pas seulement politique, et la gangrène du mensonge contamine également la sphère psychanalytique, dont la prétention scientifique se heurte à l’infalsifiabilité de ses thèses ainsi qu’à la vénalité de ses praticiens. Elle gagne la sphère artistique, lorsque le spectacle exhibe les artifices qui président à la fascination du spectateur (et la machine de production hollywoodienne, dont del Toro utilise la force de frappe, ne sort pas indemne de cette critique sous-jacente…). Enfin, comme le dialogue l’explicite dans la première moitié du film, lorsque l’on veut croire au mensonge, on finit par lui donner un visage, et ce visage devient celui de Dieu… ultime incarnation d’une illusion érigée en norme, qui gouverne tous les pans de la vie humaine, jusqu’à l’expression du religieux.
Si les intentions scénaristiques sont louables, le rendu n’est malheureusement pas à la hauteur de ces intentions. La faute, tout d’abord, à des personnages stéréotypés, dont on suit les manigances de manière trop distante : Stanton Carlisle est un « homme sans qualités », qui se définit par un trauma originel que le cinéaste impose comme une donnée sans épaisseur psychologique. Cate Blanchett, sur le pilote automatique, incarne une énième blonde glaciale, forcément fatale, à laquelle elle ne semble pas beaucoup croire elle-même. Rooney Mara a davantage de facettes sur lesquelles travailler son personnage, mais elles ne se déploient qu’en réaction aux actes posés par Stan, marionnette incapable (ou presque) de se libérer de l’emprise de celui qui tire les ficelles. Autre signe des temps, le scénario essaie d’inverser les attributs du pouvoir en offrant aux personnages féminins (la psychologue humiliée, l’amante ou l’épouse obéissantes, la victime expiatoire) la possibilité de reprendre le contrôle de leur vie, mais l’efficacité de cette inversion est neutralisée par la prévisibilité des schèmes utilisés : le scénario redonne moins le pouvoir aux femmes qu’il ne souligne la stupidité et l’aveuglement des hommes, responsables de leur propre chute. Avec Nightmare Alley, Guillermo del Toro confirme qu’il est un efficace conteur, un réalisateur capable d’invoquer tous les sortilèges de l’image et du son pour créer un univers esthétiquement fascinant… mais il demeure un scénariste prévisible, plombé par un recours systématique aux clichés (tendance déjà à l’œuvre dans son précédent opus, The Shape of Water). En raison de ficelles scénaristiques bien trop visibles, nous sommes toujours en avance sur les rebondissements de l’histoire, ce qui est problématique pour un film censé exalter la maestria des illusionnistes. L’on en viendrait presque à se demander si l’illusionniste en chef qu’est le réalisateur Del Toro n’exhibe pas ainsi, de manière plus ou moins consciente, les limites d’un cinéma reposant sur des recettes de moins en moins digestes : l’allée du cauchemar ne serait-elle pas surtout une impasse ?
3 février 2022