NINAN AUASSAT : NOUS, LES ENFANTS
Kim O’Bomsawin
par Alexandre Ruffier
Sur une période de plus de six ans, Kim O’Bomsawin est allée à la rencontre des nouvelles générations de trois nations différentes : eeyou-crie, innue et atikamekw. Le choix même du titre Ninan Auassat : Nous, les enfants affirme son parti pris d’épouser uniquement le point de vue de la jeunesse, mais appelle aussi à une lecture transversale de l’enfance qui rassemblera les différentes situations sociales des trois nations autochtones et tissera des parallèles entre celles-ci. Loin d’une approche scolaire qui enchaînerait statistiques et parole d’expert·e·s, la mise en scène d’O’Bomsawin s’applique au contraire à être au plus proche de la façon dont les enfants expérimentent et interprètent leurs quotidiens, souvent symptômes d’enjeux structurels qui les dépassent.
Pour représenter cette période particulière de la vie, O’Bomsawin fait tout d’abord le choix de ne pas montrer les adultes à l’image. Iels sont cantonné·e·s à l’état de présences presque fantomatiques. Par exemple, nous ne verrons pas le visage de la personne au volant du pick-up qui amène Zachary, Mastapew et Isaac, trois jeunes de Manawan, vers leur cabane dans le bois. Ainsi émancipés d’une subordination parentale, les jeunes n’apparaissent pas comme des individus en devenir, mais plutôt comme des êtres déjà maîtres de leurs destinées. Ce décalage par rapport à la représentation classique des mineurs dans la société prend également racine dans le découpage du film. La réalisatrice a la volonté de rendre compte de la richesse des expériences de l’enfance de manière à mettre de l’avant la subjectivité des protagonistes dans ce qui est le plus important pour elles et eux. À l’écran on voit les parties de pêche, les répétitions musicales ou la rentrée des classes de Zachary, Mastapew et Isaac ; on assiste aux séances de maquillage et de photos des sœurs Saige, Rain, Legend et Jade, Eeyou-Cries de Whapmagoostui ; ou on s’arrête au coin du feu avec Monique, Innu de Pessamit, et ses amies.
Ces séquences, qui alternent avec des entrevues, ne sont pas réduites à un simple habillage, mais forment au contraire le cœur du documentaire. Filmées dans la longueur, en plans souvent larges, de façon à voir les enfants de plein pied, elles laissent leur vitalité s’exprimer en interaction avec leur environnement. À d’autres moments, la caméra se fait plus proche, voire très proche lors de certaines entrevues filmées en gros plans. Ces scènes sont l’occasion de faire place à leurs corps juvéniles encore un peu maladroits qui, sous l’œil de la réalisatrice, vacillent entre un désir de performance, la gêne et la spontanéité. Cette conscience manifeste de la présence de la caméra les rend d’autant plus attachant·e·s. Paradoxalement, cela renforce également l’effet de réel lorsque l’on sent qu’iels se mettent en scène pendant quelques secondes avant de revenir d’un seul coup au naturel. Mentionnons particulièrement Legend, une petite fille qui, par sa spontanéité, n’hésite pas à s’adresser directement à la caméra et provoque un sourire à chacune de ses apparitions. Ces petits écarts, qui laissent apparaître l’appareil documentaire, donnent au film une énergie ludique qui sied parfaitement à son sujet.
Au fur et à mesure que les enfants grandissent, la narration glisse de façon de plus en plus concrète vers la mélancolie adolescente, voire vers une certaine détresse, pour les vies les plus accidentées. Les enfants parlent d’intimidation scolaire, de leur découverte des inégalités sociales, du suicide d’un proche ou de leurs angoisses par rapport à leur vie future. Comme pour le reste, O’Bomsawin aborde ces questions de façon à être fidèle à la façon dont ses jeunes protagonistes vivent et expriment ces expériences. Iels parlent de l’inaction des « grandes personnes » ou des « adultes » plutôt que du « gouvernement » ou de l’influence de « l’économie ». Le film montre ainsi avec subtilité à quel point les structures politiques dessinent leurs vies tout autant que leurs individualités et leurs expériences quotidiennes. Après que nous l’ayons vu construire sa cabane, Issac dit vouloir devenir architecte afin d’embellir Manawan et de prendre soin de la communauté qui l’a vu naître, en apportant une beauté qui, selon lui, manque aux bâtiments et à l’aménagement urbain. Son frère veut devenir oncologue depuis qu’un membre de leur famille a développé un cancer. D’autres sont avant tout préoccupé·e·s par la nécessité de partir de leur communauté afin d’étudier, prenant le risque de ne plus parler leur langue et de ne plus être en contact avec leur culture.
O’Bomsawin relève le défi, tant éthique qu’esthétique, de s’effacer afin de se mettre à la hauteur de son sujet. À d’éventuelles expérimentations formelles, dont l’objectif serait une éventuelle recherche d’horizontalité entre le réalisateur et les protagonistes, O’Bomsawin préfère s’éclipser. Pourtant, c’est bien là le paradoxe central à sa démarche : si elle se met « au niveau de », elle reste néanmoins toujours là en tant qu’adulte. Au fil du film, on s’aperçoit ainsi que le « nous » du titre représente une idée plus profonde qu’une simple transversalité géographique. Il est également porteur d’une perspective transgénérationnelle. Kim O’Bomsawin filme depuis l’enfant qu’elle a été et qu’elle est en quelque sorte toujours par l’héritage qu’elle porte en elle, une appréhension du monde et de la filiation directement évoquée par Monique : « Quand on dit que les générations futures ont les mêmes cicatrices que celles d’avant […], on le ressent nous autres parce que nos parents ont mal. Ils ne veulent pas nous le transmettre, mais on dirait qu’ils ne s’en rendent pas compte. » Ninan Auassat : Nous, les enfants est une fenêtre ouverte sur un processus en perpétuel renouvellement où chaque génération naît autant avec les stigmates du passé, et avec l’espoir que ceux-ci s’estompent.
7 février 2025