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Critiques

No Country for Old Men

Joel Coen

par Cédric Laval

Consacré, entre autres, meilleur film lors de la dernière cérémonie des Oscars, unanimement célébré par la critique au moment de sa sortie en salles, ce film des frères Coen marque leur retour vers une veine plus sombre, quelque peu délaissée depuis plusieurs années. Adapté d’un roman de Cormac McCarthy, No Country for Old Men suit une trajectoire rectiligne, celle du prédateur sur les traces de sa proie. Le prédateur, c’est Anton Chigurh, un tueur à gages lancé à la poursuite de Llewelyn Moss, chasseur d’antilopes texan, qui a la mauvaise idée de mettre la main sur une mallette de billets verts abandonnée dans le désert par des trafiquants de drogue, au terme d’un règlement de comptes sanglant. À partir de cette prémisse, les frères Coen construisent un thriller à la fois stylisé et diablement efficace, qui glace le spectateur autant qu’il le tient en haleine. Habiles à filmer les terres arides du Texas autant que les espaces plus confinés des chambres d’hôtel, alternant avec maestria les scènes d’action et les face-à-face intenses, révélateurs d’une psychologie trouble, les frères Coen n’ont pas volé leur Oscar de la meilleure réalisation, virtuose et maîtrisée de la première à la dernière image.

Mais le film ne serait que prouesse technique s’il n’était habité d’une implacable noirceur qui va bien au-delà du simple exercice de style. On a beaucoup insisté, à propos de Fargo, sur ce ton bien particulier aux frères Coen, qui leur permet de mettre en scène la violence  sur un mode décalé, propre à susciter le burlesque et à tempérer quelque peu le caractère insoutenable de certaines situations. Ils usent, pour cela, de dialogues où se disputent l’absurde et l’humour noir. Ils font également défiler devant leur caméra toute une galerie de personnages pittoresques, issus d’une Amérique profonde aussi attachante que ridicule, en prise directe avec des pulsions pas forcément avouables (la cupidité, la lâcheté…). Dans No Country for Old Men, on retrouve ces répliques ciselées, ces personnages pittoresques, magnifiquement incarnés par des acteurs de second plan, présents à l’écran pour quelques minutes seulement. Pourtant, à la différence de Fargo, on ne rit pas, on sourit rarement. Car, à la différence de Fargo, les méchants ne sont pas incarnés par des losers pathétiques; à la différence de Fargo, le mal n’est pas circonstanciel, il est l’essence même du personnage qui donne son énergie au film (on le retrouve dans la première scène comme dans la dernière…), et donc sa tonalité première.

Anton Chigurh est une machine à tuer. Sa voix est métallique, son visage est quasiment indéchiffrable, sa volonté inflexible. Il est programmé pour éliminer Llewelyn Moss, et même les plus graves blessures ne sont que dérisoires péripéties au regard de la mission assignée. On n’est pas loin ici de la silhouette du Terminator, qu’appelle à la mémoire la scène impressionnante où Chigurh s’opère lui-même d’une blessure par balle. Mais Anton Chigurh est bien plus qu’une machine. Il est un ange exterminateur, une incarnation quasi métaphysique du mal qui fait basculer le film dans une grandeur insoupçonnée. «Le Diable est pur parce qu’il ne peut faire que le mal», écrivait Cocteau. C’est à cette pureté paradoxale que puise le personnage d’Anton Chigurh, terrifiante parce que proprement surhumaine. Son entreprise s’élève au-delà de considérations prosaïques (récupérer une mallette d’argent volée…), elle engage les êtres qu’il croise dans un face-à-face terrible avec la mort. Les scènes les plus fortes du film, qui donnent la clé du personnage, sont celles où il exhorte ses interlocuteurs à jouer leur vie à pile ou face, sans que cet enjeu dramatique soit explicité. Pervertissant le célèbre pari pascalien qui oblige l’homme à prendre position par rapport à l’existence de Dieu, Anton Chigurh oblige ses interlocuteurs à prendre position par rapport à l’existence du Mal. Embarquer dans le pari qu’il propose, c’est accepter l’existence du Mal, posée comme un acte gratuit, inévitable, pur de toute intention prosaïque. Le refuser, c’est se confronter à sa propre mort, au mystère de sa finalité. Lue à travers le prisme de cette interprétation, l’ultime confrontation entre Chigurh et la compagne de Moss prend une dimension métaphysique poignante, que les frères Coen ont le génie de traiter de manière elliptique, laissant le spectateur anxieux d’un dénouement qu’il doit compléter dans le secret de sa conscience…

 


13 mars 2008