NO OTHER LAND
Basel Adra, Hamdan Ballal, Yuval Abraham and Rachel Szor
par Elijah Baron
Les cartographes du 19e siècle témoignaient déjà de l’existence de certains de ces villages agricoles de Masafer Yatta – une région semi-désertique du sud de la Cisjordanie – qui constituent, aux yeux de leurs homologues israéliens actuels, la « zone de tir 918 ». Si elle va à l’encontre du droit international, cette désignation, proposée en 1981 dans le but implicite de détruire les communautés locales et de les remplacer par des colons, a surtout été mise en pratique à partir de 1999, avant d’être finalement approuvée par la Haute Cour de justice israélienne en 2022. La porte est depuis ouverte à une intensification toujours croissante des démolitions, expulsions et agressions dont Basel Adra et Yuval Abraham font la chronique depuis de nombreuses années, autant sur les réseaux sociaux qu’à travers des textes journalistiques étoffés, publiés dans des médias minoritaires. Ce travail se poursuit ici au sein d’un film concis et direct qui se veut un condensé de la détresse intergénérationnelle que continue de provoquer l’une des occupations militaires les plus longues et les plus dévastatrices de l’histoire moderne.
Axé sur Adra, né à Masafer Yatta en 1996, ainsi que sur son entourage proche, No Other Land exprime autant la résistance sisyphéenne d’une population – son infrastructure est continuellement détruite, reconstruite, puis détruite à nouveau – que son épuisement moral, traduit par le caractère répétitif des situations représentées. Contraint d’hériter le flambeau du militantisme familial des mains de son père, le jeune homme ne peut parfois que s’allonger dans l’herbe et détourner le regard de la course imperturbable de bulldozers venant annuler, une maison ou une école à la fois, des espoirs de paix et d’autodétermination. Ces moments de recueillement sont propices à des commentaires personnels en voix off qui élargissent le champ de vision au-delà de la période 2019-2023, sur laquelle porte l’essentiel du documentaire, de façon à inclure des images capturées dans l’enfance de Adra, à l’époque où des caméras commençaient à circuler dans sa communauté. Deux évocations sont particulièrement parlantes : le premier souvenir de Adra, l’arrestation de son père ; une visite aussi expéditive que surréaliste de Tony Blair, qui permettra néanmoins d’aboutir à un rare résultat concret, une rue – la seule où l’ancien premier ministre britannique aura mis les pieds – étant épargnée de la démolition.
De quoi expliquer l’importance de témoins extérieurs qui participeraient, ne serait-ce qu’en prêtant leur regard, aux efforts de résistance à des processus graduels et localisés au point d’en devenir invisibles. Lorsque Adra déplore n’avoir qu’un cellulaire pour se défendre face à des militaires et colons armés, on comprend néanmoins qu’il tient là ce que le critique Roger Ebert appelait « une machine à générer de l’empathie », un vecteur d’humanisation. Les crimes ainsi documentés sont tout aussi aptes à générer des sentiments de choc et de colère, certaines de ces violences étant immédiates – des coups de feu à bout portant – et d’autres étirées dans le temps – les conséquences brutales vécues par la victime et sa famille. Dans ce contexte, l’arrivée de Abraham, journaliste israélien du même âge que Adra, devient l’occasion d’établir une série de contrastes entre la condition des deux hommes, mais aussi entre différents représentants de la nation israélienne. Sans pour autant dévier de son sujet, le film s’enrichit de cette dynamique pour observer la solidarité de Abraham – son éveil politique est mis en lien avec son apprentissage de la langue arabe – et interroger non sans ironie sa capacité réelle à se mettre à la place de ceux dont il prend la défense dans un désir de justice et d’égalité.
Ouvert aux utopies et autres évasions de l’esprit, mais exténué par les réalités de la lutte, Adra ramène son camarade et coréalisateur sur terre au cours d’un échange nocturne : « Habitue-toi à l’échec, tu es un perdant. » La gloire inopinée de ce documentaire – le plus primé de 2024 – a sans doute de quoi nuancer le conseil pragmatique de son protagoniste, même s’il semble qu’aucun trophée ne puisse malheureusement suffire à le contredire. D’un côté, en se passant de toute perspective globale pour agir en tant que loupe grossissante, No Other Land rend compte d’une situation si peu ambiguë que la complexité réputée du conflit israélo-palestinien s’effondre momentanément comme un château de cartes. D’un autre côté, les enjeux liés à la présentation et à la réception de l’œuvre peuvent avoir l’effet d’une douche froide : toujours sans distributeur américain en mars 2025, malgré un Oscar et un potentiel commercial non négligeable, le film s’attire autant des accusations d’antisémitisme de la droite pro-israélienne que des condamnations du mouvement BDS (Boycott, désinvestissement et sanctions), qui voit en ce projet des signes de normalisation d’Israël.
Étant donné la situation tragique sans fin que vivent les Palestiniens, cet appel au boycottage du plus grand succès documentaire du cinéma palestinien, limpide dans sa défense de la dignité humaine, ne peut sembler que d’une contre-productivité stupéfiante. Tourné à huit mains avec la directrice de la photographie israélienne Rachel Szor et le photographe palestinien Hamdan Ballal, puis monté dans une caverne comme celles où s’abritent les familles délogées de Masafer Yatta, No Other Land ne se cache pas d’ailleurs des paradoxes qui ont participé à sa création, abordant frontalement le profond rapport d’inégalité qui existe entre ses auteurs et protagonistes. On comprend que la participation de Abraham constitue avant tout un acte de courage politique ; celle de Adra est une question de survie. Et si nulle résolution ne nous attend au terme d’un itinéraire dans le temps qui se clôt sur un monde post-7 octobre 2023, il est difficile, en entendant le discours de remerciement de Adra et Abraham aux Oscars, d’y voir autre chose qu’un pas dans la bonne direction.
13 mars 2025