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Critiques

No Time to Die

Cary Joji Fukunaga

par Elijah Baron

Jamais encore depuis son apparition initiale sur le grand écran en 1962 l’agent 007 ne s’était autant fait attendre. Ceux qui étaient sortis de Spectre (Sam Mendes, 2015) en rêvant déjà à l’avenir du personnage ont dû s’armer de patience ; comme on le sait, ont suivi des années d’hésitation de la part de l’acteur Daniel Craig, épuisé par les exigences du rôle, puis l’arrivée et le départ imprévus de Danny Boyle en tant que réalisateur, l’achat de MGM par Amazon, mais surtout une pandémie mondiale qui a repoussé de plus d’un an la sortie du 25e volet, entraînant du même coup la fermeture de centaines de cinémas. Le temps d’ailleurs pour les James Bond originels, Sean Connery et Roger Moore, de s’éteindre, eux qui n’avaient pas eu l’occasion de tirer leur révérence de manière aussi délibérée et dramatique que le fait Craig dans No Time to Die.

Ce film, qui clôt officiellement la saga expansive débutée avec Casino Royale (2006), est ce que l’éternelle franchise, vieille de bientôt six décennies (un record inégalé, si ce n’est par les Godzilla), a connu à date de plus proche d’un chapitre final. Le cinéaste Cary Joji Fukunaga, premier américain à réaliser un Bond, a vu juste en faisant un parallèle avec les Simpson, qui résistent eux aussi aux effets de l’âge ; figé, malgré ses visages changeants, dans un monde qui n’a cessé de se transformer, et distribuant la mort tout en restant lui-même invulnérable, Bond a traditionnellement existé en tant qu’être pour ainsi dire dépourvu de mémoire, son compteur étant toujours remis à zéro. Or, dans la version de Craig, le personnage que nous avons rencontré avant qu’il ne devienne 007, et que nous quittons maintenant qu’il a cessé de l’être, évoque un ange qui aurait fait le choix d’expérimenter la vie de mortel. Pour paraphraser Les ailes du désir (Wim Wenders, 1987), il sait désormais ce qu’aucun autre Bond n’avait su avant lui : ayant enfin opté pour l’amour et la maturation, il s’est enrichi de sa propre fragilité, à la fois en tant qu’homme (que de conversations sur ses genoux malades), icône culturelle (son passé sexiste ne peut être ignoré) et objet cinématographique (sa sortie en salles n’était pas chose certaine).

Tout cela contribue au pressentiment d’obsolescence qui traverse No Time to Die, une œuvre que l’on pourrait presque qualifier de « post-Bond ». Si, en surface, les conventions de la série sont ici honorées – nous sommes de nouveau face à un duel périlleux qui oppose l’agent secret et ses alliés à un fâcheux mégalomane (un terroriste vengeur interprété par Rami Malek) – la place qu’occupe le héros au sein de sa propre histoire, sans parler du contexte culturel plus large, semble particulièrement instable. Absent de l’ouverture et de l’épilogue, son point de vue étant quelquefois mis à l’écart, Bond est surtout le véritable objet d’étude du film : Fukunaga maintient l’approche autoréférentielle de Sam Mendes, avec sa fascination pour l’historique de la série et son incertitude par rapport à son avenir. Il y a là, plutôt qu’un élan spontané porté sur l’aventure, une volonté nostalgique de partager une légende, de préserver et de transmettre à un nouveau public tous ces éléments bondiens (tels qu’une voiture d’époque, une boisson alcoolisée, une phrase ironique) qui ont depuis longtemps cessé d’appartenir à leurs créateurs et qui, isolés d’un contexte premier en grande partie oublié, ne présentent aujourd’hui qu’une richesse purement sentimentale.

Quoiqu’alourdi par le poids accumulé d’une mythologie qui a graduellement épuisé son insouciance, le film de Fukunaga réjouit par son romantisme intense et attendrit par son rapport à son héritage. On y reconnaît toutes les qualités formelles qui ont fait de Bond le symbole d’un divertissement cinématographique supérieur, y compris un souci du détail qui s’inscrit dans l’ethos et l’esthétique propres à la série : les jeux d’ombres et de lumière qui ornent l’architecture étonnante d’une base militaire ennemie volent par moments la vedette à l’action, ou du moins lui accordent une spécificité que dédaignent bien des franchises. Le succès continu de celle-ci consiste en partie en un brassage incantateur, voire fétichiste, de tous ces motifs visuels, musicaux ou thématiques que l’on est invité à retrouver immanquablement en salles, de génération en génération, peut-être aussi longtemps qu’existera le cinéma.

Il y a de quoi savourer la façon dont No Time to Die réussit à célébrer, en dépit des défis de notre époque, le confort d’une telle tradition, aussi vaine puisse-t-elle paraître. Le grand écran n’est plus roi, la guerre froide appartient au passé, le machisme insolent de Connery a été enterré avec lui ; mais, après tant d’avatars, l’univers familier, à la fois redondant et constamment renouvelé, d’Ian Fleming trouve une fois de plus de quoi nous faire attendre nerveusement dans le noir ces mots mystérieux et consolateurs qui se révèlent après le générique : « James Bond will return ».


31 octobre 2021