Critiques

NOPE

Jordan Peele

par Justice Rutikara

En deux films seulement, Jordan Peele a su s’imposer comme un cinéaste minutieux et habile, capable d’évoquer à travers des récits horrifiques la réalité socioculturelle, politique et économique des Afro-Américains. Après avoir exploré de façon mémorable la terreur générée par le suprémacisme blanc et l’exploitation raciste mise en œuvre par la bourgeoisie américaine eurodescendante dans Get Out, Peele s’est aventuré dans Us sur un terrain plus symbolique, complexe et ambigu, s’attardant à la moralité d’une famille noire de classe moyenne supérieure menacée par la dualité de leur propre refoulement et les inégalités sociales qui les lient. Avec Nope, son plus récent film, le cinéaste semble vouloir combiner la clarté du discours de Get Out et l’ambiguïté symbolique de Us au sein d’un projet ambitieux, aussi grandiose qu’intime. Cette fois, Peele s’intéresse aux dangers d’une société du spectacle — incarnée particulièrement par le cinéma et la télévision — qui n’a de cesse d’exploiter les gens et les animaux depuis ses débuts.

L’histoire se déroule en grande partie dans le ranch de la famille Haywood, situé dans une vallée désertique en Californie. Dans ce paysage western, on suit Otis « OJ » Haywood Jr., un jeune entraineur de chevaux terre-à-terre, inconfortable avec les gens et pourtant très perspicace et compétent dans son environnement naturel. Il est rapidement accompagné de sa sœur Emerald « Em » Haywood, une jeune femme volubile, à la recherche d’attention, qui tente maladroitement et à tout prix de faire sa place comme actrice à Hollywood. Le récent décès de leur père va mettre en péril la compagnie familiale spécialisée en entrainement de chevaux pour le cinéma hollywoodien depuis que leur arrière-arrière- arrière-grand-père a été photographié sur un cheval noir au galop dans la célèbre série d’images en mouvement conçue par Eadweard Muybridge. Des images que Peele se réapproprie astucieusement afin de reconsidérer la présence et l’importance non reconnue des Afro-Américains dans le développement du cinéma. Afin de pallier le manque de revenus du ranch familial, OJ décide de vendre momentanément certains de ses chevaux à son charismatique et énigmatique voisin Ricky « Jupe » Park, un ancien enfant-vedette d’origine asiatique, dont l’enthousiasme et le grand sourire masquent le traumatisme lié à un massacre perpétré par un singe-acteur sur un plateau de tournage dans lequel il tenait un rôle.

« Un mauvais miracle », c’est ainsi qu’OJ va désigner l’étrange forme menaçante qui se cache dans l’immensité du ciel qui surplombe le ranch. OJ est bien placé pour comprendre un tel phénomène. Un mauvais miracle, c’est participer à un évènement spectaculaire et historique du côté des perdants. Tout comme un jockey non crédité sur l’une des séries de photos les plus importantes de l’histoire. Ou encore un jeune acteur traumatisé à vie par un carnage en direct à la télévision.

Peele aborde clairement un discours l’exploitation et la prédation socio-économique que perpétue l’industrie du spectacle. Qu’il s’agisse de l’arrière-arrière-arrière-grand-père ignoré par l’Histoire, de chevaux utilisés pour le cinéma comme des biens jetables, de singes maladroitement apprivoisés pour une série de télévision, ou d’un enfant-acteur asiatique employé pour jouer « l’adopté modèle de service » qui finira lui-même par sacrifier des animaux pour le profit et le spectacle, Nope s’attaque à la diversité des enjeux liés à une industrie qui prospère au détriment des autres. Le cinéaste fait d’ailleurs à plusieurs reprises un intéressant parallèle entre l’exploitation des individus et des animaux et la réalité violente de la chaine alimentaire de la nature, où on s’entre-dévore pour survivre. Les deux héros s’adonnent d’ailleurs eux-mêmes à cette pratique lorsqu’ils se décident à « capturer » en images la forme menaçante à des fins de pure exploitation financière — une comparaison ironique qui ne fait que souligner la profonde ambivalence du discours de Peele sur son industrie.

De même, Peele est conscient du paradoxe inévitable entre son discours aussi engagé qu’ambigu et sa mise en scène d’une superproduction spectaculaire. D’une certaine façon, l’ambition de son troisième film et sa capacité à créer du cinéma de divertissement toujours plus présomptueux et prodigieux (notamment en filmant en IMAX, en passant de l’horreur psychologique à de l’horreur de science-fiction et en augmentant significativement les budgets et les moyens de ses productions) devient en quelque sorte une remise en question de l’éthique de son art, mais aussi une ode à celle-ci.

Nope ne prétend pas que les industries du cinéma et du spectacle sont indissociables de la cruauté et de mauvaises pratiques. Au contraire, lorsqu’elles agissent de manière juste et empathique, elles peuvent être un puissant moyen de responsabilisation, d’identification, ou simplement de plaisir pour les plus marginalisés et les plus stigmatisés d’entre nous. Elles peuvent mettre de l’avant des protagonistes sous-représentés dans des situations spectaculaires et inspirantes, comme de récents orphelins afro-américains transfigurés en cowboy héroïque ou en aventurière à moto digne d’Akira. Le spectacle comme le cinéma offrent la possibilité de partager les souffrances des autres et de trouver le courage de faire face aux injustices qui nous terrorisent et nous oppriment dans ce monde. De plus, Peele honore à sa manière l’art du cinéma et la diversité de ses artistes à travers une panoplie de références et de termes cinématographiques au sein de son film. Nope met ainsi en scène des artisans de cinéma, plusieurs scènes de coulisses, et une fascination indéniable pour l’évolution et l’usage technique des caméras.

De toute évidence, ce troisième film de Jordan Peele s’avère être une œuvre soigneusement façonnée et nuancée qui offre une expérience à la fois poignante et grandiose sur la manière dont on se traite et on survit ensemble contre les abus de l’art et du profit des spectacles. Nope nous invite à reconsidérer notre regard sur ce que l’on pourchasse et ce qu’on l’exploite pour nos propres gains. Car le danger ne se trouve peut-être pas réellement dans une entité inconnue qui sillonne le ciel, mais plutôt à l’intérieur de nous.


25 août 2022