NORBOURG
Maxime Giroux
par Xavier Philippe-Beauchamp
Il y a quelques années, j’ai eu le malheur de travailler dans un centre d’appel près du métro Square-Victoria. La routine quotidienne me sortait des rues bien montréalaises de mon quartier, bordées de plex en briques, pour me noyer dans une foule en complets aux teintes de beige, bleu, brun clair, gris et taupe. Je traversais le Centre de commerce mondial de Montréal en constatant que le monde de la finance échoue autant au test de Bechdel que tous les films qui s’en inspirent. Entouré de requins, tous des hommes, j’arrivais cependant dix ans trop tard pour croiser Vincent Lacroix en pleine escroquerie au fond des canyons de verre et de béton.
Norbourg suit l’arc bien rodé des films de banditisme : l’ascension décomplexée d’hommes exclusivement guidés par leur appétit pour l’argent et le pouvoir, suivie d’une dégringolade dans laquelle ils perdent argent, amis et reconnaissance. Mais dans le scénario de Simon Lavoie, l’histoire se concentre sur l’acolyte plutôt que sur le boss. On se retrouve ainsi dans une version feutrée du rise and fall, qui prend l’homme de second rang dans sa mire (imaginons un Casino centré sur Nicky Santoro et non Sam Rosthein ; un Parrain qui s’intéresse à Fredo plutôt qu’à Don Corleone).
L’action suit donc Éric Asselin, dont l’arrivée dans les rangs de Norbourg coïncide avec le succès de l’entreprise et le départ (conjugué de délations) signe la fin des belles années. Or, le personnage principal n’a pas de quoi faire rêver les cohortes de l’ESG ou des HEC. Vincent-Guillaume Otis incarne un Asselin sans assurance, profiteur, plutôt à la recherche d’un plan pour se tirer d’affaire qu’avide de succès et de grandeur. Il entre chez Norbourg à titre de VP Finance presque sans enthousiasme, pour éviter le plus difficile et moins lucratif travail d’enquêteur. À mesure que le film avance, Otis rend cet opportuniste de plus en plus piteux, en interprétant un homme qui se défile de sa vie familiale, qui ment à tous ses collègues et qui finit par trahir celui qui l’avait aidé jusque-là.
Le choix scénaristique de détourner l’attention de Vincent Lacroix vers le plus terne Éric Asselin se traduit également par plusieurs décisions cinématographiques. Les images de Sara Mishara évitent les tons bruyants au profit d’une palette atténuée de bruns (bureaux, vestons, et visages de fonctionnaires) et de gris (métros, gratte-ciels et victimes de fraude). Même les spots colorés des bars de danseuses et les glow sticks du party de bureau finissent par paraître fades. La musique de Philippe Brault évite aussi de trop souligner les moments de tension et de résolutions, nous empêchant de nous identifier aux réussites et aux échecs des fraudeurs. La plus grande escroquerie qu’ait connu le Québec est donc présentée peu fardée ; l’enrichissement sans vergogne aux dépens d’autrui perd le grandiose qu’on lui trouve dans certains films à grand déploiement. Nous nous retrouvons bien loin des yachts et de la cocaïne de The Wolf of Wall Street, et beaucoup plus proche des coupes de cheveux douteuses et des chandails hawaïens de The Big Short.
La représentation réussie de crapules à cravates dans Norbourg tient donc du fait qu’on ne souligne pas à gros traits leurs défauts chaque fois qu’ils commettent une fraude, mais qu’on accumule à leur égard les scènes inconfortables de petites victoires malhonnêtes et de mensonges mal camouflés. Le film conserve d’ailleurs cette efficacité lorsqu’il montre la facilité avec laquelle un courtier financier peut convaincre un client mal informé d’investir de l’argent dans un produit ou un autre ; ou la facilité avec laquelle ce courtier peut être soudoyé si on lui offre un voyage dans le sud – il fermera sûrement les yeux sur la qualité douteuse de ce qu’il a à introduire dans le portefeuille de ses clients.
Cette approche subtile fait pourtant défaut lorsque Giroux et Lavoie croquent le portrait des gens floués par Norbourg. Il aurait été suffisant de seulement suggérer comment la ruine financière infligée aux petits épargnants occasionne pour eux des drames personnels. Pourtant, les cinéastes semblent avoir senti le besoin de beurrer épais la misère du pauvre monde, à travers le quotidien d’un petit investisseur floué. Non satisfaits de le voir escroqué, ils lui donnent la garde de sa petite-fille, dont les parents sont morts dans un accident de voiture. On le voit même déposer des fleurs au bord de la route, à l’endroit du sinistre, dans un moment complètement disloqué du reste du film et de ses enjeux financiers. Dans la même lignée, lorsqu’il entend les chaînes de nouvelles en continu répéter le stratagème financier dont il est victime, des plans rapprochés insistent sur le visage dépité de ce malheureux grand-père. Enfin, comme si Giroux et Lavoie avaient douté de l’efficacité de leur film au dernier moment, ils ont plaqué des notes explicatives à la toute fin pour insister sur la relative légèreté des peines infligées à Lacroix et Asselin.
Ce didactisme fait aussi sentir sa lourdeur dans le sérieux avec lequel tous les termes financiers sont énumérés. Pour suivre le développement malhonnête de Norbourg, pour comprendre la gravité de ses crimes, fallait-il réellement être étourdi par tout ce jargon ? Pour toute personne peu initiée en vocabulaire bancaire, le film ne perdrait aucun intérêt (peut-être en gagnerait-il) si nous n’avions pas à souffrir les explications alambiquées d’un personnage à un autre lorsqu’un terme de l’arnaque doit être modifié. Le scandale ressenti par l’auditoire ne tient pas tellement aux nuances d’un stratagème financier, mais au fait de voir la malhonnêteté des bandits opérer impunément.
S’il évitait les écueils du didactisme et du mélodrame, Norbourg verserait complètement du côté thriller et nous plongerait dans un feu d’artifice de malhonnêteté et de médiocrité. Les qualités esthétiques et narratives du film convergeraient pour montrer qu’il ne suffit pas de pointer du doigt Asselin et Lacroix ; il faut comprendre les rouages qui leur ont permis de profiter d’autrui. Et on y arrive presque : à la fin du film, Asselin dénonce son frère d’armes à l’Autorité des marchés financiers et à la Gendarmerie royale du Canada en échange d’une protection contre toute poursuite éventuelle. Quand je terminais mon quart de travail et que je rasais les murs entre le boulevard Robert-Bourassa et la rue McGill, en bas de la côte du Beaver-Hall, je soupçonnais tous les passants d’être de faux repentis comme lui. En regardant Norbourg, l’idée m’est revenue : au rang des complices, on devrait également compter les Jean Charest et Henri-Paul Rousseau, eux qui ont permis à la bande de criminels en costards de faire la piasse par leur aveuglement, par l’investissement de capital public dans des entreprises frauduleuses, et par la dérèglementation des marchés. On les voit à peine à l’écran dans le film de Maxime Giroux, alors qu’on pourrait enfin leur accorder une place auprès des leurs, dans la gang à Vincent Lacroix.
6 mai 2022